1. La beauté de la virginité, les Juifs la dédaignent, et ce n'est pas étonnant puisqu'ils ont traité avec ignominie le Christ Lui-même, né d'une vierge.

Les Grecs l'admirent et la révèrent, mais la seule à lui vouer son zèle est l'Église de Dieu. Car les vierges hérétiques, jamais je ne pourrais, quant à moi, les appeler des vierges; d'abord parce qu'elles ne sont pas chastes : elles ne sont pas fiancées en effet à un époux unique, comme le veut le bienheureux paranymphe du Christ quand il dit : "Je vous ai fiancés à un époux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge chaste". (2 Cor 11,2) Bien que cette parole ait été dite de toute la plénitude de l'Église, cependant l'expression concerne aussi les vierges; ces femmes donc, qui ne se contentent pas de cet époux unique, mais en introduisent un autre qui n'est pas Dieu, comment pourraient-elles être chastes ? C'est la première raison pour laquelle elles ne peuvent être des vierges; et voici la seconde : c'est parce qu'elles flétrissent le mariage qu'elles en viennent à s'abstenir du mariage et, en posant comme principe que cet état est mauvais, elles se privent à l'avance des trophées de la virginité, car s'abstenir du mal ne peut donner droit à une couronne, mais exempte seulement du châtiment.

Ces dispositions, on peut les trouver non seulement dans nos lois, mais aussi dans les lois des païens : "Celui qui a commis un meurtre, dit la loi, qu'il soit mis à mort", mais il n'est pas, de plus, ajouté : "Que celui qui n'a pas commis de meurtre soit honoré"; "Que le voleur soit châtié", mais on ne prescrit pas, de plus, d'accorder une faveur à qui ne lèse pas le bien d'autrui. Si l'on punit de mort l'adultère, ne pas ruiner le mariage d'autrui ne donne droit à aucun privilège particulier. Ce qui est tout à fait légitime : la louange et l'admiration vont à ceux qui accomplissent le bien, non à ceux qui fuient le mal; pour ces derniers, c'est un privilège suffisant que de ne subir aucun dommage. Voilà pourquoi, également, notre Seigneur a menacé de la géhenne l'homme qui, sans raison et à la légère, se met en colère contre son frère et le traite de fou; mais il n'a pas promis, en outre, le royaume des cieux à ceux dont la colère est fondée ou qui s'abstiennent d'insultes; il exige encore quelque chose de plus et de plus important quand il dit : "Aimez vos ennemis". (cf Mt 5,22-44) Voulant montrer combien c'est peu de chose de ne pas haïr nos frères, le peu de prix de cette conduite, indigne du moindre privilège, Il propose ce qui est beaucoup plus que cela : de les aimer et de les chérir; et cela même, déclare-t-il, ne suffit pas pour être jugé digne d'un privilège. Comment serait-ce un titre suffisant puisque, en ce cas, nous ne sommes pas supérieurs aux Gentils. Aussi faut-il de notre part une condition supplémentaire beaucoup plus importante que la précédente, pour que nous puissions réclamer une récompense. Ne crois pas en effet, nous dit le Seigneur, parce que Je ne te condamne pas à la géhenne quand tu t'abstiens d'insulter ton frère et de t'irriter contre lui, que te voilà pour autant digne encore d'une couronne ! Je ne réclame pas seulement une aussi faible dose de générosité; non, même si loin de l'insulter, tu prétends l'aimer, tu te trouves encore bien bas et te places au rang des publicains. Veux-tu être parfait et digne du Ciel, ne t'arrête pas là seulement, monte plus haut et conçois des pensées qui dépassent la nature même, c'est-à-dire, aime tes ennemis. Puisque nous voilà bien d'accord sur ce point, que les hérétiques cessent de se mortifier inutilement, ils ne recevront aucune récompense. Ce n'est pas que le Seigneur soit injuste - loin de moi la pensée - c'est qu'ils sont eux-mêmes stupides et méchants. Comment cela ? Eh bien, il a été montré qu'aucune faveur n'est réservée à la simple fuite du vice; or, c'est parce qu'ils regardent le mariage comme un vice qu'ils le fuient. Alors, comment pourront-ils réclamer une récompense pour s'être dérobés au vice ? De même que nous ne croirons pas mériter une couronne parce que nous ne sommes pas adultères, eux non plus ne le pourront pas sous prétexte qu'ils ne sont pas mariés.

Car voici ce que leur dira celui qui juge, au jour suprême : "Les honneurs, je ne les ai pas institués seulement pour ceux qui se sont abstenus du vice - c'est là bien peu de chose à mes yeux - mais ceux qui ont toujours attaché leurs pas à la vertu, ceux-là je les fais participer à l'héritage éternel des Cieux." Comment donc, si vous considérez le mariage comme impureté et souillure, pouvez-vous réclamer, pour avoir éloigné de vous la souillure, les trophées réservés aux artisans de belles actions ? Si le Christ en effet place les brebis à sa droite, s'il fait leur éloge et les introduit dans son royaumes, ce n'est point parce qu'elles n'ont pas dérobé le bien d'autrui, c'est parce qu'elles ont distribué le leur aux autres. Et il reçoit le serviteur auquel il avait confié cinq talents, non parce qu'il n'a pas touché à la somme remise, mais parce qu'il l'a fait fructifier et qu'il rend à son maître le double du dépôt confié. Quand donc vous arrêterez-vous de courir à l'aventure, de vous épuiser inutilement, de boxer dans le vide, de battre l'air ? Et encore, si ce n'était qu'inutile ! Or, ce n'est pas non plus chose négligeable, sur le plan du châtiment, que de s'être beaucoup dépensé, d'avoir escompté des trophées payant bien au delà des épreuves subies, et, le jour venu qu'on espérait glorieux, de se voir rangés parmi les déshérités de la gloire ! Les hérétiques sont même châtiés pour leur pratique de la virginité.

2. Mais ce n'est pas là le seul malheur à redouter, et leur punition ne se limite pas aux gains qu'ils ne font pas; d'autres maux beaucoup plus terribles encore les attendent : le feu inextinguible, le ver qui ne meurt pas, les ténèbres extérieures, les angoisses, les gémissements. Aussi avons-nous besoin de milliers de bouches et de la vertu des anges pour que nous puissions rendre à Dieu les actions de grâces que mérite sa sollicitude à notre égard; ou plutôt, même ainsi, ce n'est pas possible. Comment le serait-ce ? Car l'effort qu'impose la virginité est identique pour nous et pour les hérétiques, peut-être même est-il beaucoup plus grand pour eux, mais le fruit de ces efforts n'est pas le même : pour eux, les chaînes, les larmes, les gémissements, les châtiments éternels; pour nous, la destinée des anges, les flambeaux étincelants et, comble de tous les biens, l'intimité du divin époux. Mais pourquoi donc, des mêmes efforts, les prix sont-ils contraires ? En voici la raison : les hérétiques ont choisi la virginité pour s'opposer à la loi de Dieu, tandis que nous, nous agissons ainsi pour nous soumettre à sa Volonté. Car Dieu veut que tous les hommes s'abstiennent du mariage; en témoigne celui qui porte le Christ parlant dans son coeur : "Je veux, dit-il, que tous les hommes soient comme je suis", (1 Cor 7,7) c'est-à-dire dans la continence. Mais le Sauveur cherche à nous épargner et il sait que l'esprit est vif, mais la chair faible, aussi ne donne-t-Il pas à la continence le caractère obligatoire d'un précepte, il en laisse le choix à nos âmes. S'il s'agissait d'un ordre et d'une loi, ceux qui l'auraient observée n'en pourraient attendre de privilège, mais ils s'entendraient dire : Vous avez fait ce que vous deviez faire; et ceux qui l'auraient transgressée ne pourraient obtenir de pardon, ils subiraient le châtiment des contrevenants à la loi. Mais en fait, quand il dit : "Que celui qui peut comprendre comprenne", (Mt 19,12) il ne condamne pas ceux qui ne peuvent comprendre, et à ceux qui le peuvent, il révèle l'importance et la majesté de ce combat. C'est pour cette raison que Paul, lui aussi, marchant sur les traces du Maître, déclare : "Je n'ai pas d'ordre du Seigneur, c'est mon avis que je donnes." (1 Cor 7,25). L'horreur du mariage est la marque d'une inhumanité diabolique.

3. Mais ni Marcion, ni Valentin, ni Manès n'ont admis cette modération; car en eux parlait non le Christ qui ménage les brebis de son troupeau et qui donne sa vie pour elles, mais le père du mensonge, destructeur du genre humain. Assurément, s'ils causent la perte de tous leurs fidèles, c'est parce qu'ici-bas, ils les accablent de stériles et insupportables épreuves, et que dans l'autre monde, ils les entraînent à leur suite dans le feu préparé pour eux.

4. Comme vous êtes plus infortunés encore que les Grecs ! Les Grecs en effet, même si les horreurs de la géhenne les attendent, jouissent du moins de l'agrément de la vie : ils se marient, éprouvent les joies de la fortune et de toutes les douceurs de l'existence. Mais pour vous, ce sont tourments et souffrances des deux côtés, dans ce monde volontairement, dans l'autre malgré vous. Les Grecs, pour prix du jeûne et de la virginité, ne recevront de récompense ni ne subiront de châtiment; vous au contraire, pour cet acte dont vous attendiez des louanges infinies, vous endurerez le châtiment suprême et, mêlés aux autres, vous entendrez ces mots : "Éloignez-vous de moi, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges", (Mt 25,41) parce que vous avez observé le jeûne et la virginité. Car le jeûne et la virginité ne sont pas un bien ou un mal en eux-mêmes, ils le deviennent l'un et l'autre par l'intention de ceux qui les pratiquent. Pour les Grecs, une telle vertu est stérile : ils en écartent d'eux la récompense parce qu'ils la pratiquent sans être inspirés par la crainte de Dieu. Mais vous, c'est en livrant bataille à Dieu et en calomniant ses oeuvres; aussi, non seulement vous ne recueillerez pas votre récompense, mais encore vous serez châtiés. Pour la doctrine, vous serez rangés aux côtés des païens, puisqu'à leur exemple vous avez rejeté le vrai Dieu et admis plusieurs dieux; pour la réalité de la vie, leur sort sera préférable au vôtre : pour eux en effet le châtiment se limitera à ne recevoir aucun avantage, vous, vous aurez en plus des maux à subir; et s'ils ont eu le loisir, eux, de jouir de tout pendant cette vie, vous, vous serez privés de ces biens comme des autres.

Est-il châtiment plus terrible que de n'avoir pour prix de ses travaux et de ses sueurs, que des tourments ! L'adultère, le cupide, le profiteur du bien d'autrui, le voleur de son prochain éprouvent au moins une certaine consolation, bien courte en vérité, mais ils l'éprouvent : ils seront punis pour des fautes dont ils ont profité ici-bas. Mais l'homme qui a embrassé volontairement la pauvreté pour être riche dans l'autre monde, les épreuves de la virginité pour prendre part là-haut aux choeurs des anges, cet homme qui, soudain et contre toute attente, se voit châtié pour cette conduite dont il espérait la jouissance de biens innombrables, il est impossible d'exprimer la souffrance qu'il endure à subir ce sort contraire à ses espérances. Autant que le feu, je crois, sa conscience le tourmente, quand il réalise que ceux qui ont supporté des épreuves semblables aux siennes sont aux côtés du Christ, tandis qu'il subit le châtiment suprême pour des actes qui sont pour eux source de biens ineffables, et qu'une vie d'austérité réserve un sort plus rigoureux que celui dévolu aux débauchés et aux fornicateurs.

5. Oui, la chasteté des hérétiques est pire que tout dévergondage. Celui-ci limite aux hommes le préjudice qu'il cause, mais leur chasteté lutte contre Dieu et fait injure à son infinie Sagesse; tels sont les pièges que tend le diable à ses adorateurs. Que la virginité des hérétiques soit très précisément une invention de sa malice, ce n'est pas moi qui le prétends, mais celui qui n'ignore pas ses desseins. Et que dit-il : "L'Esprit dit formellement que dans les derniers temps certains, abandonneront la foi, s'attachant à des esprits trompeurs, à des doctrines de démons, hypocrites menteurs, à la conscience marquée au fer rouge, qui proscriront le mariage et l'abstinence des aliments que Dieu a créés pour être partagés." (1 Tim 4,1-3). Comment donc peut-elle être vierge, celle qui s'est détournée de la foi, celle qui prête l'oreille aux esprits trompeurs, qui obéit aux démons et honore le mensonge ? Vierge, celle dont la conscience est marquée au fer rouge ? Car la vierge ne doit pas seulement être pure dans son corps, mais dans son âme, pour être prête à recevoir le divin époux. L'hérétique, avec de tels stigmates, comment pourrait-elle être pure ? S'il faut chasser les soucis temporels de cette demeure nuptiale puisqu'il lui est impossible avec eux d'être dignement parée, comment, avec une pensée sacrilège entretenue dans son coeur, pourra-t-elle préserver la beauté de la virginité ?

6. Quand bien même, en effet, son corps resterait intact, le meilleur de son âme est corrompu : ses pensées. Et qu'importe, quand le temple est anéanti, que l'enceinte reste debout ? à quoi bon, si le trône est souillé, que le lieu où il se dresse soit immaculé? Disons mieux : même ainsi, le corps n'est pas débarrassé de la souillure. Lorsque le blasphème et les paroles mauvaises prennent naissance en nous, ils ne demeurent pas en nous, à l'intérieur de l'âme, mais ils souillent la langue par la bouche qui les profère, ils souillent l'oreille qui les reçoit; c'est comme un poison délétère versé dans notre âme et qui la ronge plus gravement qu'un ver ne ronge une racine, détruisant avec elle aussi tout le reste du corps. Si donc la virginité se définit par la sainteté de corps et d'esprit, et si la femme est impie et souillée dans ces deux éléments à la fois, comment pourrait-elle être vierge ? Mais elle me montre un visage pâle, des membres amaigris, des vêtements grossiers, un regard modeste. Qu'importe, si l'oeil intérieur est effronté ! Et quoi de plus effronté que ce regard qui pousse même les yeux de chair à considérer comme mauvaises les oeuvres de Dieu ? "Toute la gloire de la fille du roi vient du dedans". (Ps 44,15) Or, la vierge hérétique prend le contre-pied de cette parole : revêtue de gloire au-dehors, elle n'est qu'infamie au-dedans. C'est bien là le crime, de manifester une grande réserve à l'égard des hommes, et envers Dieu, son créateur, de faire preuve d'une grande folie; cette femme qui n'ose pas même regarder un homme en face - si du moins de telles femmes existent parmi les hérétiques - jette ses regards impudents sur le Maître des hommes et porte sa faute aux nues. Leur visage est de buis, on dirait un cadavre. Précisément, elles ont droit de notre part à bien des larmes et à bien des gémissements, parce que la condition si misérable qu'elles ont acceptée n'est pas seulement inutile, elle leur est funeste et se retourne contre leur propre tête.

7. Grossier est le vêtement : mais la virginité ne tient pas à l'habit ni au teint de la peau, mais elle est dans l'âme et le corps. Car enfin, n'est-ce pas absurde ? Le philosophe, nous ne le jugerons pas à sa chevelure, ni à son bâton, ni à sa besace, mais à sa conduite et à son âme; le soldat, non à son manteau, ni à son baudrier, mais à sa force et à son courage. Tandis que la jeune fille - objet si admirable, surpassant tout ce qu'il y a d'humain - c'est pour ses cheveux négligés, ses yeux baissés, ses vêtements sombres, c'est pour ces raisons superficielles et accessoires que nous lui attribuerons la qualité de vierge, au lieu de mettre à nu son âme et d'y rechercher soigneusement ses dispositions profondes. Mais celui qui a posé les lois de cette compétition ne le permet pas; il ne veut pas que ceux qui s'engagent dans ce combat soient jugés sur leurs vêtements, mais sur leurs convictions et sur leur âme. "Celui qui concourt, est-il dit, s'impose toute espèce d'abstinence", (1 Cor 9,25) de tout ce qui peut altérer la santé de son âme; et aussi : "Nul n'obtient la couronne s'il n'a lutté selon les règles". (Tim 2,5). Eh bien, quelles sont les règles de cette compétition ? Écoute encore ses paroles, ou plutôt le Christ Lui-même qui a institué ce combat : "La vierge, pour être sainte de corps et d'esprit", et encore : "Le mariage est estimable et le lit nuptial exempt de souillure." (Heb 13,4).

8. En quoi cela me regarde-t-il, objecte-t-on, puisque j'ai dit adieu au mariage. Mais voilà, malheureuse, voilà ce qui t'a perdue, de te figurer n'être en rien concernée par la doctrine du mariage. Ainsi, en traitant le mariage avec un extrême mépris, tu as outragé la sagesse de Dieu et tu as calomnié toute la création. Si le mariage est chose impure, tous les êtres auxquels il donne naissance sont impurs - et vous aussi vous êtes impurs, pour ne pas dire la nature humaine. Comment donc peut-elle être vierge, celle qui est impure ? Car c'est là une deuxième ou plutôt une troisième sorte de corruption et d'impureté que vous avez imaginée : vous qui fuyez le mariage comme une souillure, par le fait même que vous le fuyez, vous devenez les êtres les plus souillés du monde et vous rendez la virginité plus abominable que la fornication.

Quelle place donc vais-je vous assigner aux côtés des Juifs ? Ils ne le tolèrent pas, car ils honorent le mariage et admirent la création divine. Vous admettrai-je dans nos rangs ? mais vous refusez d'écouter la parole du Christ par la bouche de Paul : "Le mariage est honoré de tous et le lit nuptial exempt de souillure." II ne reste plus qu'à vous placer alors avec les Grecs, mais eux aussi vous rejetteront comme plus impies qu'eux-mêmes. Platon, par exemple, déclare : "que celui qui a fait cet univers était bon, et a en ce qui est bon nulle envie ne naît jamais à nul sujet"; toi, tu le dis mauvais et auteur d'oeuvres mauvaises.

Mais n'aie crainte : tu as pour partager cette doctrine le diable et ses anges, ou plutôt non, même pas ses anges; car, s'ils t'ont inspiré semblable folie, ne crois pas qu'ils éprouvent eux aussi de tels sentiments. Ils savent bien que Dieu est bon; écoute-les s'écrier, ici : "Nous savons qui tu es, le saint de Dieu", (Mc 1,24) et là : "Ces hommes sont des serviteurs du Dieu très haut, qui nous annoncent la voie du salut". (Ac 16,17). Allez-vous continuer à nous parler de virginité, à en faire un sujet de gloire ? Ne vous éloignez-vous pas plutôt pour pleurer sur vous-mêmes et gémir sur la folie qui a permis au diable de vous enchaîner comme des captifs et de vous traîner dans le feu de la géhenne ? Tu n'es pas mariée ? ce n'est pas suffisant pour être vierge. Pour ma part j'appelle vierge celle qui, ayant toute liberté de se marier, s'y est refusée. Or, si tu fais du mariage une chose interdite, ta belle action n'est plus un choix de ta part, mais l'obéissance forcée à la loi. Ainsi, nous admirons les Perses de ne pas commettre l'inceste, mais non les Romains; à Rome, en effet, cet acte paraît unanimement une chose infâme, tandis qu'en Perse l'impunité accordée à ceux qui l'osent vaut des éloges si l'on s'abstient de semblables unions.

C'est d'après le même raisonnement qu'il faut examiner aussi le problème du mariage. Puisque cette union chez nous est permise à tous, nous avons raison, nous, d'admirer ceux qui ne se marient pas; mais vous, qui reléguez le mariage au rang des plus grands péchés, vous ne sauriez prétendre à des éloges pour votre continence. S'abstenir de ce qui est défendu n'est pas encore la marque d'une âme généreuse et ardente; la vertu parfaite ne consiste pas à éviter les actes qui nous vaudront la réprobation universelle, elle consiste à se distinguer par une conduite dont on peut s'abstenir sans pour cela s'exposer à une flétrissure, et qui ne se limite pas à préserver ceux qui l'ont choisie et l'ont mise en pratique d'une mauvaise réputation, mais les fait admettre au rang des gens de bien.

Personne ne songerait à louer les eunuques, sous le rapport de la virginité, parce qu'ils ne se marient pas; de même pour vous. Ce qui leur est en effet contrainte naturelle est pour vous préjugé d'une conscience pervertie; et comme la mutilation physique prive les eunuques de la gloire attachée à la continence, de même pour vous le diable, bien que votre nature reste intacte, mutile vos saines pensées et, en vous contraignant ainsi au célibat, il vous en impose les peines, mais vous en refuse les honneurs. Tu interdis le mariage, alors point de récompense pour n'être pas mariée, mais supplice et châtiment.

Et toi, me dit-on, tu n'interdis pas le mariage ? A Dieu ne plaise ! puissé-je ne jamais partager ta folie. Pour quoi donc, alors, nous exhorter au célibat ? Parce que je crois la virginité bien plus estimable que le mariage. Non que je mette pour autant le mariage au nombre des choses mauvaises; au contraire, j'en fais un vif éloge : il est, pour ceux qui veulent en bien user, un havre de chasteté, il contient la bestialité de la nature. Comme une digue il dresse devant nous l'union légitime où se brisent les lames de la concupiscence, il nous procure ainsi la bonace et nous met en sûreté. Mais il en est qui n'ont nul besoin de cette protection; à sa place ils font appel aux jeûnes, aux veilles, aux macérations et autres formes d'austérités pour dompter leur nature en folie. Ceux-là, je les exhorte à ne pas se marier, mais sans leur interdire le mariage.

Il y a loin d'une chose à l'autre, autant que de l'obligation au choix. Conseiller, en effet, c'est laisser son auditeur maître de sa décision sur ce qui fait l'objet du conseil; interdire, c'est le priver de cette liberté. En outre, quand j'exhorte, moi, je ne flétris pas le mariage, et je ne fais pas un crime de ne m'avoir pas écouté. Mais toi, qui calomnies le mariage, le déprécies et t'arroges le rôle de législateur et non celui de conseiller, il est normal que tu haïsses ceux qui ne veulent pas t'écouter. Ce n'est pas mon cas : j'admire ceux qui s'enrôlent pour ce combat, mais sans incriminer ceux qui restent en dehors de la compétition.

L'accusation serait de rigueur contre qui s'engage dans une voie incontestablement mauvaise, mais posséder, de deux biens, le moins élevé sans atteindre au plus parfait, c'est se priver sans doute de l'éloge et de l'admiration attachés à ce dernier, mais il ne serait pas juste de se le voir reprocher. Comment puis-je prohiber le mariage, puisque je n'incrimine pas les gens qui se marient ? La fornication et l'adultère, voilà ce que je prohibe, mais le mariage, jamais. Et ceux qui se rendent coupables de ces vices, je les châtie et les chasse du corps de l'Église; mais ceux qui contractent mariage, s'ils sont chastes, je n'ai pour eux que des éloges. Il en résulte un double avantage : d'abord nous ne calomnions pas l'oeuvre de Dieu, ensuite, loin de détruire la dignité de la virginité, nous rendons celle-ci beaucoup plus vénérable.

10. Dénigrer le mariage en effet, c'est amoindrir du même coup la gloire de la virginité; en faire l'éloge, c'est rehausser l'admiration qui est due à la virginité et en accroître l'éclat. Car enfin, ce qui ne paraît un bien que par comparaison avec un mal ne peut être vraiment un bien, mais ce qui est mieux encore que des biens incontestés est le bien par excellence; voilà sous quel jour nous montrons la virginité. Aussi, de même que dénigrer le mariage, c'est porter atteinte aux éloges dus à la virginité, de même, le débarrasser de la calomnie, c'est, plus que son éloge, faire aussi celui de la virginité. Quand il s'agit par exemple des corps humains, auxquels attribuons-nous la beauté â ceux qui sont supérieurs non pas à des corps mutilés, mais à des corps bien faits et sans défauts.

Le mariage est un bien, aussi la virginité est-elle admirable, puisqu'elle l'emporte sur un bien, et qu'elle l'emporte autant que le pilote sur le matelot et le général sur les soldats. Mais, de même que sur le bateau enlever les rameurs, c'est faire sombrer le navire, ou encore, en pleine guerre, lui retirer ses soldats, c'est livrer le général pieds et poings liés aux ennemis, de même ici, chasser le mariage de la place d'honneur c'est trahir la gloire de la virginité et la mettre en très grand péril.

La virginité est un bien ? C'est aussi mon avis. Mais supérieur au mariage. Là aussi je suis d'accord avec toi. Si tu veux même, voici l'idée que je me fais de cette supériorité : celle du ciel sur la terre, celle des anges sur les hommes; et, si je puis m'exprimer plus hardiment, elle est plus grande encore. Sans doute, en effet, les anges n'épousent ni ne sont épousés, mais ils ne sont pas un combiné de chair et de sang, ils ne passent pas leur vie sur la terre, ils n'ont pas à endurer une foule de passions, ils n'ont besoin ni de boire ni de manger, une douce musique ne peut les amollir, ni un beau visage faire impression sur eux, ni quelque autre chose de cette sorte. Comme on peut voir en plein midi, sans l'écran du moindre nuage, la pureté du ciel, ainsi la nature des anges, sans l'écran d'une seule passion, demeure nécessairement transparente et limpide.

11. Mais le genre humain, lui, inférieur par sa nature à ces esprits bienheureux, fait violence à ses propres facultés et déploie toute l'ardeur possible pour s'élever à leur niveau. Comment cela ? Les anges n'épousent pas, ne sont pas épousés : la vierge non plus. Sans cesse ils se tiennent en présence et au service de Dieu : la vierge aussi. Voilà pourquoi Paul veut les vierges éloignées de tous les soucis du monde, pour les porter à être assidues, sans distraction, (auprès du Seigneur). Si elles ne peuvent encore monter au ciel comme les anges, car la chair les retient, du moins ont-elles dès ici-bas la grande consolation de recevoir le Maître des cieux en personne, quand elles sont saintes de corps et d'esprit.

Vois-tu la haute valeur de la virginité comme elle donne à ceux qui vivent sur la terre les mêmes conditions d'existence qu'aux habitants des cieux ? Elle ne veut pas que les êtres revêtus d'un corps soient inférieurs aux puissances incorporelles et, tout hommes qu'ils sont, elle en fait les émules des anges. Mais tout cela n'a pas de sens pour vous, qui dégradez une si belle chose, qui calomniez le Seigneur et l'appelez mauvais. Oui, le châtiment du mauvais serviteur vous est réservé, tandis qu'aux vierges de l'Église des biens magnifiques s'offriront en foule, inaccessibles à l'oreille, à l'oeil, à l'entendement humain. Aussi, laissons là les hérétiques - nous leur en avons assez dit - il faut maintenant nous adresser aux enfants de l'Église.

12. Par où vaut-il mieux commencer notre discours, par les paroles mêmes du Seigneur, qu'il prononce par la bouche du bienheureux Paul; car les exhortations de l'apôtre sont les exhortations du Seigneur, soyons-en convaincus. Quand Paul nous dit : "A ceux qui sont mariés, je prescris, non pas moi, mais le Seigneur," (1 Cor 7,10-12) et puis encore : "Quant aux autres, c'est moi qui leur dis, non le Seigneur", il ne prétend pas que ses paroles ont un sens et celles du Seigneur un autre. Car l'apôtre qui portait le Christ parlant dans son coeur, qui ne se souciait même pas de vivre afin que le Christ vécût en lui, pour qui la royauté, la vie, les anges, les puissances, toute autre créature, tout en un mot passait après son amour pour le Seigneur, comment l'apôtre aurait-il accepté d'énoncer ou même de penser une chose que le Christ n'eût pas approuvée, et surtout quand il en faisait un précepte ?

Que signifient donc ces expressions : "Moi", et "Non pas moi" ? Les lois, les dogmes, le Christ nous les a donnés tantôt par lui-même, tantôt par ses apôtres. Il ne les a pas tous établis Lui-même; prête en effet l'oreille à ce qu'il déclare : "J'ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent". (Jn 16,21). Ainsi, la loi "que la femme ne se sépare pas de son mari", il l'avait déjà promulguée en personne lorsqu'il était sur cette terre, revêtu de chair; et c'est pourquoi Paul dit : "A ceux qui sont mariés, je prescris, non pas moi, mais le Seigneur." Mais en ce qui concerne les incroyants, le Seigneur n'avait rien prononcé de sa bouche, c'est en inspirant dans ce sens l'âme de Paul qu'il légiférait, disant : "Si quelqu'un a une femme incroyante et qu'elle consente à habiter avec lui, qu'il ne la répudie pas; et si une femme a un mari incroyant et qu'il consente à habiter avec elle, qu'elle ne le répudie pas".

C'est pour cela que Paul déclarait : "Non le Seigneur, mais moi"; il ne voulait pas signifier que sa parole était d'origine humaine -évidemment - mais que ce précepte, s'il ne l'avait pas donné à ses disciples quand il était au milieu d'eux, le Seigneur le donnait maintenant par sa bouche à lui. Ainsi, tout comme ces mots : "Le Seigneur, non pas moi", ne manifestent pas une opposition au commandement du Christ, de même ces mots : "Moi, non le Seigneur" n'expriment pas une opinion personnelle en contradiction avec la divine Volonté, mais montrent simplement que c'est maintenant par son intermédiaire que le précepte est donné.

En effet, quand il parle de la veuve, l'apôtre dit : "Elle est plus heureuse dans le Seigneur si elle reste comme elle est, selon mon avis"; (1 Cor 7,40) puis, de peur que l'expression "mon avis" ne fasse croire à une réflexion qui vient de l'homme, il ajoute, pour couper court à cette supposition : "Je crois avoir, moi aussi, l'esprit de Dieu." Ainsi donc, ce qu'il énonce au nom de l'Esprit, l'apôtre l'appelle son avis, sans que nous puissions prétendre pour autant que sa déclaration vient de l'homme; de même dans notre passage, quand il dit : "C'est moi qui dis, non le Seigneur", il ne faut pas en inférer que c'est la parole de Paul. Car il portait le Christ parlant dans son coeur, et jamais il n'aurait osé, dans une déclaration, formuler une telle doctrine, s'il ne nous donnait cette loi sous son inspiration.

&On aurait pu en effet lui tenir ce langage : "Je ne peux supporter, moi croyant, de vivre avec une femme incroyante; moi qui suis pur, de vivre avec une femme impure. Toi-même tu as déjà déclaré que c'est toi qui le disais, non le Seigneur. Quelle garantie puis-je avoir, quelle certitude ? Paul aurait répliqué : Sois sans crainte. Si j'ai déclaré : j'ai le Christ parlant en mon coeur, et : je crois posséder l'esprit de Dieu, c'est pour que tu ne soupçonnes rien d'humain dans les paroles que je prononce. Sinon, je n'aurais pas attribué à mes propres pensées une telle autorité : Les pensées des mortels sont timides, en effet, et leurs desseins hasardés. D'ailleurs l'Église universelle aussi montre la force de cette loi, puisqu'elle l'observe avec rigueur; ce qu'elle n'aurait pas fait si elle n'était rigoureusement convaincue que ces paroles sont un commandement du Christ.

Eh bien, que déclare Paul, inspiré par le Seigneur ? "Quant aux choses que vous m'avez écrites, il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme." (1 Cor 7,1). On peut ici féliciter les Corinthiens : sans avoir jamais reçu aucune instruction de leur maître concernant la virginité, ils le devancent en l'interrogeant d'eux-mêmes, montrant ainsi le progrès déjà accompli en eux par la grâce. Car dans l'Ancien Testament il n'y avait aucun doute à l'égard du mariage : non seulement tout le peuple, mais les lévites, les prêtres et le Grand Prêtre lui-même faisaient grand cas du mariage.

13. Comment donc les Corinthiens en sont-ils venus à poser cette question ? Ils ont compris, avec autant de perspicacité que de justesse, qu'il leur fallait atteindre un plus haut degré de vertu, puisqu'ils avaient été gratifiés d'un plus grand don. Il vaut la peine aussi de se demander pourquoi l'apôtre ne leur avait encore jamais proposé ce conseil. S'ils avaient en effet déjà entendu semblables propos, ils ne lui auraient pas écrit de nouveau pour lui reposer la question à ce sujet. En vérité, ici encore, nous pouvons mesurer la profonde sagesse de Paul. Ce n'est pas par hasard ni sans raison qu'il a omis d'exhorter à un si bel état, il attendait qu'ils en eussent les premiers le désir, qu'ils prissent quelque notion de ce problème; s'adressant à des âmes familiarisées avec l'idée de la virginité, il pourrait alors utilement jeter en elles sur ce sujet la semence de ses paroles, les bonnes dispositions de ses auditeurs pour la chose donnant à son exhortation beaucoup plus de chance d'être entendue. Et, par ailleurs, l'apôtre veut montrer la grandeur et la majesté de l'entreprise.

Dans le cas contraire, il n'aurait pas attendu leur généreux mouvement, mais il aurait pris lui-même les devants, sinon sous la forme d'un ordre et d'un précepte, du moins d'une exhortation et d'un conseil. Tandis qu'en refusant d'en prendre l'initiative, il nous a montré clairement que la virginité exige nombre d'efforts épuisants et un rude combat. Et, ici encore, par cette façon de faire, il imite notre Maître à tous. Car le Seigneur n'a parlé de la virginité que lorsque ses disciples l'interrogeaient.

Quand ils ont dit : "Si telle est la condition de l'homme avec la femme, mieux vaut ne pas se marier", il répond : "Il y a des eunuques qui se sont faits eunuques eux-mêmes à cause du royaume des Cieux." (Mt 19,10).

Quand il s'agit en effet d'un bel acte vertueux qui, de ce fait, ne présente pas le caractère obligatoire d'un précepte, il faut attendre les bonnes dispositions de ceux qui vont l'accomplir et, par une autre voie, sans qu'ils s'en doutent, les préparer à le vouloir dans leur esprit et dans leur coeur. Telle fut précisément la conduite du Christ; ce n'est pas en leur parlant de la virginité qu'il leur inspire l'amour de la virginité, Il ne s'entretient que du mariage, leur montre les difficultés de cet état, et n'en dit pas plus long. Méthode si pleine de sagesse que, sans avoir rien entendu sur l'abstention du mariage, les disciples de leur propre chef lui disent : il est bon de ne pas se marier.

C'est pour cela que Paul, à son tour, imitant le Christ, disait : "Quant aux choses que vous m'avez écrites"; c'est une façon de se justifier à leurs yeux et de leur dire : je n'osais pas, quant à moi, vous appeler à ce haut sommet de vertu, car il est difficile à atteindre; mais puisque vous m'en avez parlé les premiers dans votre lettre, je n'hésite plus à vous donner ce conseil : il est bon pour un homme de ne pas toucher à la femme. Pourquoi, en effet, alors que les Corinthiens lui avaient écrit sur de nombreux sujets, pourquoi n'a-t-il nulle part ailleurs ajouté cette remarquez ? Pour la raison que je viens de dire, tout simplement; pour éviter que son exhortation ne fût mal accueillie, il leur remet en mémoire les lettres qu'ils lui avaient adressées. Et même alors, aucune véhémence dans cette exhortation, et cela malgré la belle occasion qui s'offre à lui; au contraire, il procède avec une extrême réserve, imitant encore sur ce point le Christ. Car le Sauveur, quand il en a terminé sur le sujet de la virginité, ajoute : "Que celui qui peut comprendre comprenne". Et l'apôtre, que dit-il ? "Quant aux choses que vous m'avez écrites, il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme."

14. On objectera peut-être : mais s'il est bon de ne pas toucher à la femme, pourquoi le mariage s'est-il introduit dans la vie ? Quel sera le rôle de la femme désormais, si elle n'est utile ni au mariage, ni à la procréation des enfants ? Qu'est-ce qui empêchera la destruction totale du genre humain, puisque chaque jour la mort en fait sa pâture et sa victime, et qu'avec ce raisonnement il n'est pas possible de remplacer les êtres qui disparaissent ? Supposons en effet que nous mettions tous notre zèle à pratiquer cette vertu et que nous n'ayons pas de rapport avec une femme, tout disparaîtra : villes, maisons, champs, métiers, êtres vivants, plantes. Ainsi, quand le général est tué, c'est inévitablement la débandade dans son armée; de même, si le roi de tout ce qui est sur la terre, si l'homme vient à disparaître par l'extinction du mariage, rien de ce qui reste ne pourra conserver la même sécurité et le même ordre, de sorte que ce beau conseil remplira le monde de calamités infinies.

Pour moi, si ce langage était tenu par nos adversaires et des incroyants, j'en ferais peu de cas. Mais en fait, dans le nombre de ceux qui passent pour appartenir à l'Église, bien des gens s'expriment de la sorte; ils refusent, par faiblesse de volonté, les efforts qu'exige la virginité, ils la dénigrent, la déclarent inutile pour dissimuler leur propre nonchalance et donner l'impression d'avoir esquivé ces combats non par couardise, mais par une juste appréciation des raisons. Aussi, sans plus nous occuper de nos adversaires "car l'homme psychique ne reçoit pas les choses de l'esprit, pour lui elles sont ineptie" (1 Cor 2,14) - à ces gens qui prétendent être des nôtres, nous apprendrons deux choses : d'abord la virginité, loin d'être superflue, est tout à fait utile et nécessaire; ensuite, une telle mise en accusation de la virginité ne peut rester impunie, elle attirera sur les détracteurs autant de périls que la virginité assurera de récompenses et d'éloges à ceux qui la pratiquent.

En effet, lorsque la totalité de notre univers eut été créée et que tout eut été mis en place pour notre repos et notre service, Dieu façonna l'homme pour qui il avait fait le monde. Façonné par Dieu, l'homme vécut dans le paradis et il n'était nullement question de mariage. Il eut besoin d'une aide et elle lui fut donnée : même alors le mariage ne semblait pas nécessaire. De fait, on n'en voyait pas trace, ils s'en passaient tous deux, vivant dans le séjour du Paradis comme dans le ciel et jouissant de la familiarité divine. Désir de l'union charnelle, conception, douleurs, parturition, toute forme de corruption étaient absentes de leur âme. Comme un ruisseau transparent coulant d'une source limpide, leur vie s'écoulait en ce lieu, parée des ornements de la virginité.

Et la terre entière alors était vide d'habitants : c'est ce que redoutent aujourd'hui ces gens pleins de sollicitude pour le monde, toujours prêts à s'inquiéter des affaires d'autrui mais ne supportant pas d'accorder même une pensée aux leurs; ils redoutent que le genre humain tout entier ne vienne un jour à disparaître, mais ils traitent chacun leur âme en étrangère, ils la négligent, et cela quand pour cette âme ils auront à rendre des comptes sévères, même à cause d'insignifiantes peccadilles, mais, pour la diminution du genre humain, pas l'ombre d'une raison à fournir.

Il n'y avait alors ni cités, ni métiers, ni maisons c'est encore là pour vous un souci peu ordinaire : non, tout cela n'existait pas alors et pourtant rien ne venait entraver ni entamer cette existence bienheureuse et de beaucoup supérieure à la nôtre. Mais quand ils eurent désobéi à Dieu et qu'ils furent devenus terre et cendre, ils perdirent avec cette existence bienheureuse la beauté de la virginité qui, en même temps que Dieu, les a laissés et s'en est allée. Tant qu'ils étaient insensibles aux séductions du diable et qu'ils révéraient leur Maître, la virginité aussi les accompagnait, plus riche ornement pour eux que pour les rois le diadème et les vêtements d'or. Mais lorsque, tombés dans l'esclavage, ils eurent dépouillé ce vêtement royal et déposé leur parure céleste, quand ils furent sujets à la corruption de la mort, à la malédiction, à la souffrance, aux peines de la vie, c'est alors qu'avec ce cortège survint le mariage, ce vêtement mortel et servile.

Car "l'homme marié, dit Paul, s'inquiète des choses du monde". (1 Cor 7,33). Vois-tu quelle fut l'origine du mariage ? pourquoi il parut nécessaire, il est la conséquence de la désobéissance, de la malédiction, de la mort. Où est la mort, là est le mariage; ôtez l'un, l'autre disparaît. Tandis que la virginité n'a pas cette escorte : elle est chose toujours utile, toujours belle, toujours bienheureuse, avant la mort, après la mort, avant le mariage, après le mariage. De quel mariage, s'il te plaît, est né Adam ? A quel enfantement douloureux Eve doit-elle la vie ? Tu ne saurais répondre. Pourquoi cette crainte, cette peur sans raison que la fin du mariage n'amène aussi la fin de la race humaine ? Des millions d'anges sont au service de Dieu, des milliers de milliers d'archanges se tiennent à ses côtés et aucun d'eux ne doit la vie à la génération, aucun ne la doit à la parturition, aux douleurs, à la conception. N'eût-il pas été beaucoup plus facile à Dieu de créer des hommes en dehors du mariage ? Tout comme il a créé, aussi, nos premiers parents, d'où descend toute l'humanité.

15. Et aujourd'hui même ce n'est pas à la vertu du mariage qu'est due la croissance de notre race, mais à la parole du Seigneur qui a déclaré au commencement : "Croissez et multipliez et remplissez la terre." (Gen 1,28). En quoi, s'il te plaît, cette institution a-t-elle aidé Abraham à avoir des enfants ? N'est-ce pas après tant d'années de mariage qu'il finit par exprimer cette plainte : "Seigneur, que me donneras-tu ? Je m'en vais sans enfants."(ibid 15,2). De même qu'alors Dieu a voulu que des corps épuisés fussent le principe et la racine de tant de myriades d'êtres, de même au commencement, si Adam et Eve avaient obéi à ses ordres et maîtrisé leur désir de l'arbre interdit, il n'aurait pas été en peine d'un moyen pour propager la race humaine. Car le mariage, sans la Volonté de Dieu, ne pourra multiplier les hommes sur la terre, pas plus que la virginité, si Dieu veut les multiplier, n'en pourra affecter le nombre. Mais il l'a voulu ainsi, dit l'Écriture, à cause de nous et de notre désobéissance.

Pourquoi en effet le mariage n'est-il pas apparu avant la faute ? Pourquoi n'y avait-il pas de relations sexuelles dans le paradis. Pourquoi n'y avait-il pas les douleurs de l'enfantement avant la malédiction ? Parce que ces choses, alors, étaient superflues et ne devinrent nécessaires que plus tard, à cause de notre infirmité - elles, et tout le reste : cités, métiers, vêtements, avec toute la multitude de nos besoins. Traînant à sa suite toute cette cohorte, la mort l'a introduite ici-bas avec elle. Aussi, je t'en prie, ce qui n'est qu'une concession à ta faiblesse, ne le préfère pas à la virginité - ou plutôt, ne le place même pas à égalité. En procédant d'après ce raisonnement, tu iras prétendre qu'il vaut mieux avoir deux femmes que de se contenter d'une - puisque c'était même chose permise dans la loi de Moïse; et tu préféreras aussi, en ce cas, la richesse à la pauvreté volontaire, les plaisirs à la vie de continence et la vengeance à la généreuse patience devant l'injure.

16. Mais c'est toi maintenant qui dénigres tout cela, m'objecte-t-on. Je ne le dénigre nullement. C'est Dieu qui l'a permis et tout a eu son utilité à son heure. Mais je prétends que c'est peu de chose, vertu d'enfants, plutôt que d'hommes. Et c'est pourquoi le Christ, voulant nous rendre notre perfection, nous a ordonné de nous en dépouiller comme de vêtements d'enfants qui ne peuvent vêtir l'homme parfait, ni convenir à la force de l'âge qui réalise la plénitude du Christ, et Il nous a ordonné d'en vêtir de plus appropriés et de plus parfaits que ceux-là; il n'était pas en contradiction mais en parfait accord avec lui-même.

Car si ces nouvelles prescriptions sont supérieures aux anciennes, du moins le but du législateur n'a-t-il pas changé. Quel est-il retrancher le péché de notre âme et la conduire à la vertu parfaite. Si donc il avait cherché, non pas à nous imposer des obligations supérieures aux précédentes, mais à laisser les choses éternellement dans le même état sans jamais délivrer l'homme de sa médiocrité, c'est alors qu'il eût été en pleine contradiction avec lui-même. Si au commencement en effet, quand le genre humain se trouvait encore dans sa petite enfance, Dieu avait fait une règle de ce mode de vie rigoureux, nous ne serions jamais parvenus à cette juste mesure et tout notre salut aurait été compromis par cette démesure. De même, après une si longue période d'apprentissage sous l'ancienne loi, quand les temps nous appelaient à cette céleste philosophie, si Dieu nous avait laissés attachés à la terre, nous n'aurions tiré aucun profit sérieux de sa Condescendance, puisque cette vie de perfection qu'avait en vue sa Condescendance n'aurait jamais été notre partage.

17. Aujourd'hui, il en est de nous comme des petits oiseaux : lorsque leur mère les a nourris, elle les pousse au bord du nid. Si elle les voit faibles et chancelants, ayant encore besoin de rester à l'intérieur, elle les y laisse quelques jours de plus, non pour qu'ils demeurent dans le nid toute leur existence, mais pour que leurs ailes soient bien assurées, qu'ils acquièrent toute leur vigueur et qu'ils puissent ainsi désormais déployer leur vol en toute sécurité. De même notre divin Maître, dès le commencement, nous attirait vers le ciel, nous montrait la voie qui y conduit, n'ignorant pas ou plutôt sachant parfaitement - que nous serions encore incapables d'un tel vol, mais voulant nous montrer que notre chute avait pour cause non sa Volonté, mais notre faiblesse. Et, cette leçon donnée, Il laisse désormais l'espèce humaine croître dans le nid de ce bas monde et du mariage, pendant un long temps.

2. Puis, lorsque, au bout de ce long temps, les ailes de la vertu nous ont poussé, doucement alors et peu à peu, il est venu nous faire sortir de ce gîte terrestre, en nous apprenant à voler plus haut. Sans doute ceux qui sont encore un peu nonchalants ou plongés dans un lourd sommeil se plaisent encore à rester dans le nid, attachés qu'ils sont aux choses du monde. Mais les vrais généreux, les amoureux de la lumière quittent le nid avec une parfaite aisance, volent vers les hauteurs et touchent aux cieux, ayant tout abandonné ici-bas, mariage, fortune, soucis et tout ce qui, d'ordinaire, nous attire vers la terre.

Cependant, n'allons pas croire que cette permission du mariage, accordée au commencement, soit pour la suite des temps une obligation qui nous empêche de nous abstenir du mariage. Car il veut que nous y renoncions : prête l'oreille à ces paroles : "Que celui qui peut comprendre, comprenne." Qu'il n'ait pas donné cet ordre au commencement, rien d'étonnant. Un médecin, par exemple, ne prescrit pas à ses malades toutes ses ordonnances à la fois, ni au même moment; quand ils sont pris par la fièvre, il leur défend la nourriture solide, mais quand la fièvre les a quittés et la faiblesse physique qui s'ensuivait, il leur supprime désormais les aliments désagréables pour rétablir leur régime habituel. De même que les éléments qui sont en conflit entre eux à l'intérieur du corps, par excès ou par défaut, provoquent la maladie, de même pour l'âme le dérèglement des passions ruine sa santé. Aussi devons-nous posséder juste au moment opportun l'ordonnance appropriée aux passions en cause; faute de ces deux conditions, la loi par elle-même serait impuissante à corriger le désordre de l'âme. Il en est donc comme pour les médicaments dont la vertu ne peut à elle seule guérir une blessure, car ce que les remèdes sont aux blessures, les lois le sont aux péchés.

Or toi, que fais-tu ? Quand le médecin souvent pour la même blessure a recours tantôt au bistouri, tantôt au feu, tantôt n'utilise ni l'un ni l'autre, tu ne l'importunes pas de questions indiscrètes, et encore combien de fois son traitement est-il inefficace ! Mais Dieu, toi qui n'es qu'un homme, Dieu qui ne commet jamais d'erreur, qui dirige toutes choses d'une manière digne de sa Sagesse infinie, vous osez, vous qui n'êtes qu'un homme, l'appeler à votre tribunal; vous lui demandez raison de ses préceptes; vous refusez de marcher dans la voie de sa Sagesse. N'est-ce pas de la dernière démence ?

Il a dit : "Croissez et multipliez", parce que les temps l'exigeaient, les temps où la nature humaine était en folie, incapable de contenir la virulence des passions, et qu'elle n'avait pas d'autre port où se réfugier au milieu de cette tempête. Alors, que devait-il ordonner aux hommes de vivre dans la continence et la virginité ? Mais cela n'eût fait que rendre la chute plus grave et la flamme du désir plus violente. Voyez les enfants qui n'ont besoin que de lait : supprimez-leur cette nourriture et forcez-les à prendre à la place celle qui convient à l'homme, rien n'y fera, ils mourront très vite; tant il est mauvais d'agir à contretemps. C'est pour cette raison que la virginité n'a pas été donnée dès le commencement - ou plutôt si, la virginité est apparue dès le commencement et antérieurement au mariage, mais c'est pour la raison indiquée que le mariage s'est introduit, plus tard, et qu'il fut considéré comme une chose nécessaire, alors que, si Adam était resté dans l'obéissance, il n'en aurait pas eu besoin. Mais alors, m'objectez-vous, comment seraient nés tant de millions d'hommes ? Et moi, je renouvelle ma question, puisque cette crainte continue à te bouleverser si fort : comment Adam, comment Eve sont-ils nés, alors qu'ils ne disposaient pas du mariage ? Mais quoi, toute l'humanité devait-elle naître de cette façon ? De cette manière ou d'une autre, je n'en sais rien. Le point qui nous intéresse pour l'instant est que Dieu n'avait pas besoin du mariage pour multiplier les hommes sur la terre.

18. Ce n'est pas la virginité qui peut causer l'extinction du genre humain, mais le péché et les unions dénaturées, comme le prouve bien l'extermination qui eut lieu, au temps de Noé, des hommes, des bêtes, en un mot de tout ce qui respirait sur la terre. Si les fils de Dieu avaient alors résisté à ce désir dénaturé et s'ils avaient honoré la virginité, s'ils n'avaient pas jeté des regards coupables sur les filles de l'homme, une telle catastrophe ne les aurait pas frappés. Qu'on ne s'imagine pas que je rends le mariage responsable de leur anéantissement, ce n'est pas ce que je prétends ici, je veux dire que la ruine et la destruction du genre humain sont imputables non à la virginité, mais au péché.

19. Ainsi, le mariage a certes été donné en vue de la procréation, mais beaucoup plus encore pour apaiser le feu du désir inhérent à notre nature. Paul l'atteste quand il dit : "Pour éviter la fornication, que chacun ait sa femme". (1 Cor 7,2). Il ne dit pas : pour faire des enfants. Et quand il invite (mari et femme) à reprendre la vie commune, ce n'est pas pour qu'ils aient nombreuse descendance, mais pourquoi ? "Pour que Satan ne vous tente pas", dit-il. Et un peu plus loin, il ne dit pas : "S'ils désirent des enfants", mais : "S'ils ne peuvent être continents, qu'ils se marient." Au commencement en effet, je le disais, le mariage avait ce double motif, mais plus tard, une fois peuplés la terre, la mer et le monde entier, il ne resta plus qu'une seule raison : la suppression de la débauche et du dévergondage. Car pour ceux qui maintenant encore se vautrent dans ces passions, recherchent la vie des pourceaux et la perdition dans les lupanars, l'utilité du mariage est considérable : il les délivre de cette impureté, de cette tyrannie et leur assure la protection de la chasteté et de la sainteté. Mais en voilà assez : jusqu'à quand poursuivre un combat contre des ombres. Car vous qui me faites ces objections, vous savez aussi bien que moi l'excellence de la virginité et tout ce que vous avez dit n'est que faux-fuyants, prétextes pour jeter un voile sur l'incontinence.

20. Et même s'il n'y avait aucun danger à tenir ce langage, vous devriez néanmoins aujourd'hui mettre un terme à la calomnie. Car celui qui, en présence des belles choses, exprime sa désapprobation, entre autres préjudices donne publiquement un témoignage sérieux de sa propre malice en émettant ce jugement aussi dépravé et peu fondé. En sorte que, même en l'absence d'autre motif, la seule crainte de vous voir gratifier d'une aussi méchante réputation devrait vous retenir la langue; réfléchissez : le spectateur qui applaudit les grands champions, même s'il ne peut obtenir des résultats identiques, pourra bénéficier du moins de l'indulgence générale; mais celui qui, sans y participer, dénigrerait en outre des exploits dignes de nombreuses couronnes, serait justiciable de la réprobation universelle, comme ennemi et adversaire du mérite et il serait plus misérable que les déments. Car les fous ne savent pas ce qu'ils font, ils n'endurent pas volontairement leur sort c'est pourquoi, quand ils outragent les puissants du jour, loin de les châtier, leurs victimes même en ont pitié; mais quiconque oserait, en connaissance de cause, commettre ce qu'ils font, eux, par ignorance, serait à juste titre condamné à l'unanimité comme ennemi de la nature humaine.

21. Il faudrait donc, comme je le disais, même si pareille accusation ne présentait aucun danger, nous en abstenir au moins pour les raisons exprimées plus haut. Mais en fait, la chose comporte un grave danger; ce n'est pas seulement "Celui qui s'assied et parle contre son frère et diffame le fils de sa mère" (Ps 49,20) qui sera puni, mais aussi l'homme qui entreprend de calomnier des oeuvres belles aux yeux de Dieu. Écoute plutôt ce que dit un autre prophète traitant précisément ce sujet : "Malheur à celui qui appelle le mal bien et le bien mal, qui fait des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres, qui fait ce qui est doux amer et ce qui est amer doux." (Is 5,20). Quoi de plus agréable que la virginité, de plus beau, de plus lumineux. Elle lance en effet des éclats plus étincelants que les rayons du soleil, nous détourne de toutes les choses de la terre et nous dispose à contempler sans ciller, avec des yeux purs, le soleil de la justice. Voilà ce qu'Isaïe proclamait à l'adresse de ceux qui portent en eux des jugements dépravés.

Écoute encore ce que dit un autre prophète à l'adresse des gens qui profèrent contre autrui ces paroles pestiférées; il commence par la même exclamation : "Malheur à celui qui fait boire son prochain en lui versant du poison." (Hab 2,15). Le mot "malheur" n'est pas une simple façon de parler, mais une menace qui annonce pour nous un supplice indicible et impitoyable; car c'est à propos de ceux qui ne peuvent plus détourner de leur tête le châtiment imminent que cette expression est employée dans les Écritures.

Et un autre prophète a dit encore, en s'en prenant aux Juifs : "Vous avez fait boire du vin aux hommes consacrés." (Am 2,12). Si faire boire du vin aux Naziréens entraîne un tel supplice, quel châtiment méritera celui qui verse le poison dans les âmes des simples ?

Si, pour écorner à peine l'observance de la loi, on subit un châtiment inexorable, à quelle sanction doit-il s'attendre, celui qui met en pièces intégralement la sainteté elle-même ? "Celui qui scandalisera un de ces petits, nous est-il dit, mieux vaudrait pour lui qu'on lui suspendît une meule à âne autour du cou et qu'on le précipitât dans la mer." (Mt 23,6). Que diront alors ceux qui par les propos en question scandalisent non un seul de ces petits, mais un grand nombre ? Si traiter son frère d'insensé doit conduire tout droit au feu de la géhenne, l'homme qui calomnie cette règle de vie égale à celle des anges, quelle colère va-t-il attirer sur sa tête.

Un jour, Myriam , soeur de Moïse, parla contre son frère, non comme vous le faites à présent de la virginité, mais en termes beaucoup moins graves et plus modérés. Loin de se moquer de Moïse et de railler la vertu de ce bienheureux, elle avait pour lui une vive admiration; elle lui dit seulement qu'elle aussi jouissait des mêmes privilèges que lui. Et cependant elle attira sur elle la Colère de Dieu au point que même les prières ferventes de celui qu'on jugeait offensé ne purent rien obtenir en sa faveur, mais que le châtiment de Myriam se prolongea bien au delà de ce qu'il attendait.

22. Pourquoi parler de Myriam ? Ces enfants qui jouaient aux portes de Bethléem, pour avoir dit simplement à Élisée : Monte, chauve, (cf 4 Roi 2,23) excitèrent la Colère de Dieu, au point qu'Il lâcha, au moment même où ils parlaient, des ours sur leur groupe - ils étaient quarante-deux - et tous jusqu'au dernier furent mis en pièces par ces animaux.

Ni leur jeunesse, ni leur nombre, ni le fait qu'ils plaisantaient ne protégèrent ces jeunes gens, et c'était tout à fait mérité. Car si les hommes qui se chargent de si grandes entreprises devaient servir de cible aux enfants et aux hommes, quelle âme moins bien trempée choisira de se charger d'entreprises payées de rires et de moqueries ? Quel chrétien ordinaire mettra son zèle à promouvoir la vertu, s'il la voit ainsi tournée en ridicule ?

Aujourd'hui en effet, alors que le monde entier admire la virginité, non seulement ceux qui la pratiquent, mais ceux qui sont déchus de cet état, si beaucoup d'hommes hésitent cependant et reculent à la pensée de ces efforts épuisants qu'elle exige, qui donc consentirait sans peine à l'embrasser si, loin d'être un objet d'admiration, on la voyait en butte aux calomnies universelles. Les hommes assez forts, qui déjà se sont transportés dans les cieux, n'ont pas besoin de l'encouragement de la multitude, il leur suffit, pour tout encouragement, de la louange de Dieu; mais les êtres plus faibles, qui viennent juste d'être introduits dans cet état de vie, trouvent dans l'opinion publique un puissant adjuvant, jusqu'à ce qu'une instruction complète leur permette peu à peu de se passer de cette assistance.

Et ce n'est pas seulement à cause de ces faibles, mais aussi pour le salut des contempteurs de la virginité que de tels événements se produisent : ils ne pourront ainsi s'avancer plus loin dans la voie du mal en se fondant sur l'impunité de leurs premières fautes.

Mais, au moment où je prononce ces mots, me revient aussi en mémoire l'histoire d'Élie. Le sort que les ours firent subir aux enfants à cause d'Élisée, ce sort fut infligé, à cause de son maître Élie, par le feu du ciel, à deux troupes de cinquante hommes ainsi qu'à leurs chefs. Ces hommes, avec une grande insolence, étaient venus trouver Élie et, interpellant le juste, lui avaient intimé l'ordre de descendre vers eux; au lieu de cela le feu du ciel fondit sur eux et les dévora tous, comme les bêtes sauvages l'avaient fait des enfants.

Réfléchissez à cela, vous tous, les ennemis de la virginité, placez une porte et une barre à votre bouche, de peur que vous aussi vous ne vous mettiez à dire, au jour du Jugement, en portant vos regards sur ceux que la virginité rend là-haut resplendissants de lumière : "Voilà donc ceux qui autrefois étaient l'objet de nos moqueries et le but de nos outrages." Insensés ! Nous regardions leur vie comme une folie et leur fin comme une honte. Comment ont-ils été comptés parmi les fils de Dieu ? Comment partagent-ils le sort des saints ? Nous avons donc erré, loin du chemin de vérité et la lumière de la justice n'a pas brillé pour nous. Mais à quoi bon ces mots, puisque le repentir aura perdu, alors, dans ces circonstances, toute son efficacité ?

23. Mais l'un de vous dira peut-être : personne donc, après ces temps-là n'a insulté de saints personnages. Beaucoup l'ont fait et en plusieurs points de la terre. Pourquoi n'ont-ils pas subi le même châtiment ? Ils l'ont subi et nous en connaissons un bon nombre. Si quelques-uns y ont échappé, ils ne l'éviteront pas toujours. Comme le dit en effet le bienheureux Paul : "Il est des gens dont les fautes sont manifestes, même avant le Jugement, mais pour d'autres aussi elles ne se découvrent qu'après." (1 Tim 5,24). De même que les législateurs ont laissé consignées par écrit les punitions frappant les coupables, de même aussi notre Seigneur Jésus Christ, en châtiant un ou deux pécheurs, grave pour ainsi dire avec des lettres sur une stèle de bronze leurs supplices et, par l'exemple de leur malheur, s'adresse à tous les hommes; même si pour le présent, leur dit-il, des coupables échappent au supplice qui, ailleurs, sanctionne la même faute, dans le temps à venir, plus rigoureux sera leur châtiment.

24. Aussi, lorsque des péchés extrêmement graves ne nous attirent aucun dommage, n'y puisons pas de l'assurance, mais plutôt un sujet de crainte. Car si nous ne sommes pas jugés par Dieu ici-bas, nous serons condamnés là-haut avec le monde. Et là encore ce n'est pas moi qui l'affirme, mais le Christ qui parle par la bouche de Paul, s'adressant à ceux qui prennent part aux sacrements sans en être dignes, il dit : "C'est pour cela que beaucoup parmi vous sont débiles et malades, et qu'un bon nombre sont endormis dans la mort. Si nous nous discernions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés; mais quand nous sommes jugés, nous sommes corrigés par le Seigneur afin de n'être pas condamnés avec ce monde." (1 Cor 11,30-32).

Il est des hommes qui n'ont besoin de sanction qu'ici-bas, lorsque leurs péchés restent dans des limites raisonnables et qu'après le châtiment ils ne retombent plus dans leurs premières fautes, en imitant le chien qui retourne à son vomissement. Il en est aussi dont la méchanceté dépasse à ce point les bornes qu'ils en sont punis dans ce monde et dans l'autre; d'autres encore ne subiront que là-haut le châtiment, car ils ont commis les plus graves des fautes et ne sont point jugés dignes d'être frappés avec les hommes. "Ils ne seront point frappés avec les hommes, dit le prophète, car ils sont réservés à partager le châtiment des démons." (Ps 72,5). "Allez-vous-en loin de Moi, dit le Seigneur, dans les ténèbres extérieures qui ont été préparées pour le diable et pour ses anges." (Mt 25,41).

Beaucoup ont ravi le sacerdoce à prix d'argent sans que personne le leur reprochât, sans entendre les paroles que Simon (le Magicien) entendit alors de la bouche de Pierre. Mais ils n'ont pas pour autant échappé au châtiment; au contraire, ils en subiront un bien plus sévère que celui qu'ils auraient dû affronter en ce monde, parce que l'exemple même ne les a pas instruits. Beaucoup ont égalé l'audace de Coré et n'ont pas eu le sort de Coré, mais ils le subiront plus tard et leur peine sera plus grave. Beaucoup ont imité l'impiété du Pharaon et n'ont pas été submergés comme lui, mais l'océan de la géhenne les attend. Ceux-là non plus qui traitent leurs frères d'insensés n'ont pas encore été punis : c'est dans l'autre monde que le châtiment leur est réservé.

Aussi, ne croyez pas que les sentences de Dieu ne sont que des mots. C'est pour cela qu'il en a mis quelques-unes à exécution - par exemple dans le cas de Sapphire, de son mari, dans le cas de Charmi, d'Aaron et de tant d'autres - : pour que ceux qui ne croiraient pas à sa parole y ajoutent foi, confondus par les faits, cessant désormais de se leurrer eux-mêmes et de s'imaginer à l'abri du châtiment; c'est aussi pour qu'ils apprennent que la Bonté de Dieu consiste à donner aux pécheurs un délai et non à accorder l'impunité totale à l'obstination dans la faute.

Il nous serait possible, bien sûr, de montrer plus longuement encore quel feu se préparent ceux qui méprisent la beauté de la virginité. Mais pour les hommes raisonnables j'en ai assez dit; quant aux incorrigibles et aux insensés, même de plus longs discours ne pourront les détourner de leur folie. Aussi terminerons-nous ici cette partie de notre traité, que nous allons adresser désormais tout entier aux hommes raisonnables, reprenant une fois de plus le mot du bienheureux Paul : "Quant aux choses que vous m'avez écrites, dit-il, il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme." Que rougissent de honte maintenant tout à la fois ceux qui dénigrent le mariage et ceux qui l'exaltent plus qu'il ne le mérite, car à tous deux le bienheureux Paul impose silence par ces paroles et aussi par celles qui suivent.

25. Le mariage est beau, parce qu'il maintient l'homme dans la chasteté et l'empêche de rouler dans l'abîme de la fornication et d'y périr. Il ne faut donc pas en dire du mal : grande est son utilité, car il ne laisse pas les membres du Christ devenir les membres d'une prostituée, et ne permet pas que le temple saint soit profané et souillé. Il est beau, parce qu'il soutient et redresse celui qui est sur le point de tomber. Mais en quoi cela concerne-t-il celui qui est debout, celui qui n'a pas besoin de son aide ? En ce cas, en effet, il cesse d'être utile et nécessaire; au contraire, il est même une gêne pour la vertu, car non seulement il lui suscite nombre d'obstacles, mais encore il lui dérobe la majeure partie des éloges qu'elle mérite.

26. Couvrir d'armes l'homme qui peut combattre et vaincre le corps nu n'est pas lui rendre service, mais lui causer le plus grave des préjudices en le privant de l'admiration et des brillantes couronnes qu'il eût méritées. Car on ne permet pas à sa vigueur de se révéler tout entière et son trophée perd son plus bel éclat. Dans le cas du mariage plus grave est encore le dommage, car il prive non seulement de la gloire du monde, mais des récompenses réservées à la vierge. De là ces mots : "Il est bon pour un homme de ne pas toucher à la femme." Pourquoi, alors, le lui permettre ? "Mais pour éviter la fornication, que chacun ait sa femme." Je n'ose pas, dit l'apôtre, t'élever jusqu'à la hauteur de la virginité, dans la crainte que tu ne tombes dans l'abîme de la fornication. Ton aile n'est pas encore assez légère pour que je puisse te hausser jusqu'à ce sommet. Pourtant ils ont, eux, choisi, les risques de la compétition et se sont élancés vers la beauté de la virginité. Pourquoi donc tes craintes, tes tremblements, bienheureux Paul ?- Parce que ces gens animés de cette ardeur, aurait-il répliqué sans doute, ignorent ce qu'est la virginité, tandis que moi, l'expérience et la pratique que j'ai déjà de cette bataille me rendent plus circonspect pour la conseiller à d'autres.

27. Je sais la difficulté de l'entreprise, je sais la rigueur de ces combats, je sais le lourd fardeau de cette guerres. Il y faut une âme combative et fougueuse, luttant jusqu'au désespoir contre les passions. Car il faut marcher sur des charbons (ardents) sans être brûlé, avancer sur une épée et n'être pas blessé; la force de la concupiscence en effet est semblable à celle du feu et de l'acier. Et si l'âme n'a pas été entraînée jusqu'à rester indifférente à ses tourments, elle ne tardera pas à périr. Il nous faut donc un coeur de diamant, un oeil toujours ouvert, une patience à toute épreuve, des murailles robustes, des murs extérieurs et des verrous, des gardiens vigilants et courageux et, avant tout cela, l'intervention d'en-haut. Car "si le Seigneur ne garde pas la cité, c'est en vain que veillent ceux qui la gardent". (Ps 126,1).

Comment obtiendrons-nous cette intervention ? Quand nous aurons apporté en contribution tout ce qui dépend de nous : saines pensées, constance inébranlable dans le jeûne et les veilles, scrupuleuse observance de la loi, respect des préceptes et, point essentiel, défiance vis-à-vis de nous-mêmes. Si d'aventure nous avons accompli de grandes choses, nous devons nous répéter sans cesse à nous-mêmes : "Si le Seigneur ne bâtit pas la maison, c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent." (ibid). Car "nous n'avons pas à lutter contre le sang et la chair, mais contre les Dominations, contre les Puissances, contre les Princes de ce monde de ténèbres, contre les Esprits du mal répandus dans les espaces célestes". (Eph 6,12). Et nous devons nuit et jour tenir nos pensées sur le pied de guerre, pour effrayer ces passions impudentes. Qu'elles se relâchent un tant soit peu et le diable est là, le feu dans les mains, prêt à le lancer et à embraser le temple de Dieu. De toutes parts il nous faut nous trouver fortifiés; car nous sommes aux prises avec les exigences de la nature, la vie des anges est l'objet de notre zèle, nous courons dans la lice aux côtés des Puissances Incorporelles, la terre et la cendre que nous sommes ambitionne d'égaler ceux qui vivent dans le ciel, et la corruption livre bataille à l'incorruptibilité.

Osera-t-on encore, dis-moi, comparer le plaisir du mariage avec un tel état ? N'est-ce pas le comble de la sottise ? C'est de tout cela que Paul avait conscience quand il disait : "Que chacun ait sa femme." (1 Cor 7,2). Voilà pourquoi il se dérobait, voilà pourquoi il n'osait pas les entretenir dès l'abord de la virginité : il s'emploie quelque temps à parler du mariage avec l'intention de les en détourner peu à peu, puis consacrant quelques mots brefs à la continence, il les intercale dans son long développement sur le mariage, car il veut éviter de choquer les oreilles par la sévérité de son exhortation. Un orateur qui ne compose son discours de bout en bout que de pensées austères indispose son auditeur et bien souvent contraint l'âme â regimber, incapable de porter le poids de ses paroles; mais l'auteur qui introduit de la variété dans ses propos et combine un mélange où le facile a plus de place que le déplaisant, dérobe ce poids à l'auditeur et, en détendant son esprit, le convainc et se le concilie plus aisément. C'est précisément ce qu'a fait le bienheureux Paul.

28. Il dit d'abord : "Il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme", puis il saute aussitôt à la question du mariage : "Que chacun ait sa propre femme", dit-il, bienheureuse la virginité, se contente-t-il de dire : "Il est bon pour l'homme, dit-il en effet, de ne pas toucher à la femme"; mais pour le mariage, il le conseille, le prescrit, y joint un motif : "A cause de la fornication", dit-il. Ainsi il semble justifier son autorisation du mariage; en réalité, les raisons qu'il avance concernant le mariage rehaussent implicitement l'éloge de la continence : il ne le dévoile pas en termes clairs, mais il l'abandonne à la conscience de ses auditeurs. Car celui qui comprend qu'on l'exhorte au mariage non parce que le mariage est le comble imposer l'obligation que Paul imposa alors aux Corinthiens. Car le mot : "Celui qui répudie sa femme, hors le cas d'impudicité, la jette dans l'adultère", et celui-ci : "L'homme n'a pas pouvoir sur son propre corps", en des termes différents expriment la même pensée. Et si l'on y regarde de plus près, le mot de Paul accroît la tyrannie du mariage et rend la servitude plus lourde à supporter. Car si le Seigneur ne permet pas au mari de chasser sa femme de la maison, Paul lui enlève jusqu'au pouvoir sur son propre corps, confère à sa femme toute autorité sur lui et le rabaisse au-dessous de l'esclave qu'on achète. Car à l'esclave il est possible souvent d'obtenir jusqu'à sa liberté complète, s'il parvient un jour à être assez riche pour payer sa rançon à son maître. Tandis que le mari - aurait-il la femme la plus acariâtre - est forcé de supporter sa servitude, et il ne peut trouver aucun moyen de se libérer, aucun moyen d'échapper à cette domination qu'il subit.

29. Et après avoir dit : "La femme n'a pas pouvoir sur son propre corps", Paul poursuit : "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord, au temps qu'il faut, afin de vaquer au jeûne et à la prière, puis reprenez la vie commune."(1 Cor 7,5). Beaucoup, ici, parmi ceux qui ont embrassé la virginité, rougissent, je suppose, gênés par la grande indulgence de Paul. Mais n'ayez crainte, et point de sottise. A première vue, sans doute, il s'agit d'une faveur accordée aux gens mariés, mais un examen attentif montrera que cette parole est de la même inspiration que les mots qui précèdent. A les parcourir simplement séparés de leur contexte, ces mots paraîtront plutôt un épithalame qu'un conseil apostolique, mais si l'on veut bien dégager le sens de tout le passage, on s'apercevra que même cette exhortation est conforme à la dignité de l'apôtre. Pourquoi en effet Paul revient-il plus longuement sur ce sujet ? N'était-ce pas suffisant d'avoir, par les mots précédents, indiqué sa pensée avec beaucoup de dignité, et de borner à cela son exhortation ? Qu'est-ce qu'ajoutent de plus à la formule : "Que l'homme rende à sa femme l'affection qui lui est due", ou encore : "L'homme n'a pas pouvoir sur son propre corps", qu'est-ce qu'ajoutent ces mots : "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord, au temps qu'il faut" ou bien encore : "L'homme n'est pas maître de son corps ?" Rien sans doute mais ce qui avait été dit là d'une manière brève et voilée, il le développe ici et l'explicite.

En agissant ainsi, il imite le saint de Dieu, Samuel. Ce dernier, avec une rigoureuse précision, expose devant le peuple la charte de la royauté, non pour que celui-ci l'accepte, mais pour qu'il la refuse. Apparemment il s'agit d'une instruction, en réalité c'est un moyen de le détourner de son désir inopportun : de même Paul, avec une assiduité et une netteté toutes particulières, nous rebat les oreilles de la tyrannie du mariage, se proposant par ses paroles d'y soustraire précisément ses auditeurs. Quand il a dit : "La femme n'a pas pouvoir sur son propre corps", il ajoute : "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord, pour vaquer au jeûne et à la prière." Tu vois comme à leur insu et sans les importuner, il amène les personnes qui vivent dans le mariage à l'exercice de la continence. Pour commencer, il a fait simplement l'éloge de la chose, en disant : "Il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme", ici, il y joint une exhortation par ces mots : "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord".

Et pourquoi aussi est-ce à la façon d'une exhortation qu'il propose ce qu'il voulait instituer, et non pas sous la forme d'un ordre ? Car il n'a pas dit : "Refusez-vous l'un à l'autre, mais d'un commun accord, pour vaquer à la prière", mais : "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord." Parce que cette façon de s'exprimer est moins pressante, elle révèle bien la pensée du maître, qui n'est pas de réclamer avec rigueur cette conduite, étant donné surtout que l'accomplissement de ce conseil demande un grand esprit de générosité. Et ce n'est pas de cette manière seulement qu'il encourage son auditoire, mais aussi parce qu'il traite brièvement ce qui est austère et, avant que l'auditeur en soit indisposé, revient au sujet plus agréable et s'y attarde davantage.

30. Il est bon d'examiner aussi ce point : pourquoi donc, si a le mariage est estimable et le lit conjugal exempt de souillure, pourquoi Paul ne l'autorise-t-il pas durant le temps du jeûne et de la prière ? Parce qu'il serait tout à fait absurde que les Juifs - chez qui tous les besoins corporels étaient profondément imprimés, qui avaient même la liberté de posséder deux femmes, de les chasser et de les remplacer &endash; aient eu un tel souci de la continence qu'au moment d'entendre les paroles divines, ils s'abstenaient de rapports même légitimes et cela non pas seulement un jour ou deux, mais plusieurs jours, alors que nous, comblés comme nous le sommes de la grâce divine, ayant reçu l'Esprit saint, nous qui sommes morts et ensevelis avec le Christ, qui avons été jugés dignes de l'adoption divine, qui avons été élevés à une telle dignité, après tant de faveurs, et quelles faveurs, nous ne parviendrions pas au même zèle que ces petits enfants.

Et si l'on insistait en cherchant encore à savoir pourquoi Moïse lui-même a détourné les Juifs de ces rapports charnels, je répondrais : même si le mariage est estimable, il ne peut avoir d'autre ambition que d'éviter la souillure à l'homme qui le contracte; faire des saints est au pouvoir non du mariage, mais de la virginité. Et Moïse n'est pas seul, avec Paul, à prêcher cette doctrine, écoute ce que dit Joël : "Publiez un jeûne, prêchez la guérison, convoquez une assemblée, rassemblez les vieillards." (Joël 2,15). Mais peut-être veux-tu savoir où il a ordonné de n'approcher aucune femme ? "Que l'époux sorte de sa couche, dit-il, que l'épousée sorte de sa chambre." Et cette parole va plus loin encore que l'ordre de Moïse. Si en effet l'époux et l'épousé, dans toute l'ardeur de la passion charnelle, dont la jeunesse est pleine de sève, le désir amoureux irrésistible, ne doivent pas avoir de rapports pendant le temps du jeûne et de la prière, combien plus impérieuse est l'obligation pour tous les autres qui ne subissent pas autant qu'eux la contrainte de l'union charnelle ? Celui qui désire prier comme il se doit, et jeûner, il lui faut rejeter tout désir terrestre, tout souci, toute cause de dissipation, se retirer de tout et se recueillir parfaitement en lui-même pour se présenter devant Dieu. C'est pourquoi le jeûne est beau : il retranche les soucis de l'âme, il secoue la torpeur qui submerge notre esprit et concentre notre pensée tout entière sur elle-même. C'est ce que Paul donne à entendre quand il détourne de l'union charnelle, utilisant une expression tout à fait adéquate. Il ne dit pas en effet : "Pour que vous ne soyez pas souillés", mais : "pour que vous vaquiez au jeûne et à la prière", comme si les rapports avec une femme n'étaient pas cause de souillure mais de temps perdu.

31. Puisque aujourd'hui en effet, malgré toute la sécurité dont nous jouissons, le diable essaie de nous susciter des obstacles pendant le temps de la prière, s'il trouve une âme dissipée et amollie par la passion d'une femme, que sera-t-il capable de faire en dispersant dans tel ou tel sens les yeux de l'esprit ? Aussi, pour qu'une telle éventualité nous soit épargnée, pour que nous évitions d'irriter Dieu par une prière aussi inefficace au moment même où nous nous efforçons de nous le rendre propice, Paul nous recommande de nous abstenir de rapports charnels à ce moment-là.

32. Ceux qui se présentent devant les rois - que dis-je, les rois - devant les plus humbles des magistrats, les esclaves qui viennent solliciter leurs maîtres soit parce qu'on leur a fait du tort, soit pour quémander une faveur, soit parce qu'ils cherchent à calmer une colère qu'ils ont suscitée contre eux, tournent leurs regards et toutes leurs pensées vers ces personnages avant d'adresser leur supplique; s'ils font preuve de la moindre négligence, bien loin d'obtenir ce qu'ils demandaient, ils sont chassés non sans quelque dommage supplémentaire. S'il faut déployer tant de zèle quand on veut calmer le courroux des hommes, quel sera notre sort à nous, misérables créatures, qui nous présentons avec une telle nonchalance devant Dieu, le Maître de toutes choses, et cela quand nous sommes l'objet d'une colère bien plus terrible. Car aucun serviteur ne saurait irriter son maître, aucun sujet son souverain, autant que nous, chaque jour, nous irritons Dieu.

C'est cela que le Christ voulait nous faire comprendre quand il appelait les péchés envers le prochain une dette de cent deniers et les péchés envers Dieu une dette de dix mille talents. Aussi, au moment où nous nous adressons à Dieu dans nos prières pour apaiser une telle colère et nous concilier celui que nous provoquons ainsi chaque jour, l'apôtre a raison de nous détourner de ces plaisirs; il nous dit, en quelque sorte : c'est de notre âme qu'il est question, mes bien-aimés, nous courons le danger suprême; il nous faut trembler, être saisis de crainte et de terreur; nous nous adressons à un maître redoutable que nous avons souvent outragé, un maître qui a de graves reproches à nous faire et pour de graves fautes. Ce n'est pas ici le temps des caresses ni des voluptés, mais des larmes, des gémissements amers, des prosternements, de la confession scrupuleuse, de la supplication fervente, de la prière assidue. Estimons-nous heureux si, même en nous présentant devant lui avec un tel zèle, nous pouvons apaiser cette colère, non que notre maître soit cruel et intraitable - en vérité il est la douceur et la bienveillance même - mais l'énormité de nos fautes ne lui permet pas, Lui si bon, doux et miséricordieux, de nous pardonner aisément.

C'est pourquoi l'apôtre dit : "Pour que vous puissiez vaquer au jeûne et à la prière." Quoi de plus cruel assurément que cet esclavage ? Tu veux, leur dit-il, avancer sur le chemin de la vertu, prendre ton essor vers le ciel, en t'efforçant par des prières et des jeûnes continuels d'extirper la souillure de ton âme. Mais si ta femme ne veut pas acquiescer à ton dessein ? Tu es bien obligé d'être l'esclave de sa sensualité. C'est pour cela qu'il disait en commençant : "II est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme"; c'est pour cela aussi que les disciples disent au Seigneur : "Si telle est la condition de l'homme avec la femme, il n'est pas avantageux de se marier". (Mt 19,10). Ils réfléchissaient aux inconvénients inévitables dans l'un ou l'autre cas, et la conclusion où les enfermaient ces réflexions leur faisait pousser ce cri.

33. Voilà pourquoi Paul revient continuellement sur ce point, pour amener les Corinthiens précisément à cette réflexion : "Que chacun ait sa femme, dit-il, ... que l'homme rende à la femme l'affection qui lui est due, ... la femme n'a pas pouvoir sur son propre corps, ... ne vous refusez pas l'un à l'autre, ... reprenez la vie commune." Car les bienheureux auditeurs de l'époque ne furent pas touchés dès le premier son de sa voix, mais quand ils l'eurent entendu une seconde fois, ils prirent conscience du caractère impératif de ce précepte. Quand il était assis sur la montagne, le Christ en effet avait traité de ce sujet et, après bien d'autres choses, y était revenu; c'est ainsi qu'il avait amené ses auditeurs à l'amour de la continence, tant il est vrai que les mots continuellement répétés ont plus d'efficacité. Dans notre texte aussi, le disciple, imitant le Maître, traite continuellement du même sujet; et nulle part il ne donne simplement la permission du mariage, toujours il y joint une raison : "A cause de la fornication, dit-il, à cause des tentations du diable, de l'intempérance", et à notre insu il réalise, en parlant du mariage, l'éloge de la virginité.

34. Si Paul redoute en effet de séparer pour longtemps les êtres vivant dans le mariage, de peur que le diable ne trouve accès dans leur âme, combien de couronnes mériteraient les femmes qui depuis toujours n'ont même pas eu besoin de cet encouragement et, jusqu'à la fin, sont restées invincibles ? Et pourtant le diable n'a pas, à l'égard des uns et des autres, recours aux mêmes manoeuvres. Les premiers, il ne les harcèle pas, sans doute parce qu'il sait qu'ils ont un refuge tout proche et que, s'ils entrevoient une attaque trop violente, ils peuvent aussitôt se réfugier dans le port : car le bienheureux Paul ne les laisse pas naviguer trop loin, il les exhorte même à faire demi-tour dès qu'ils se sentent fatigués, en les invitant à reprendre la vie commune. Mais la vierge, elle, est contrainte à rester toujours en mer et à sillonner un océan qui n'a pas de port; même si la tempête la plus terrible s'élève, il ne lui est pas permis de mettre au mouillage et de goûter le repos.

Ainsi, il en est comme des pirates de la mer : là où se trouvent une ville, une rade ou un port, ils n'attaquent pas les navigateurs - c'est courir un risque inutile - mais s'ils interceptent le bâtiment en haute mer, l'impossibilité de tout secours est pour eux un aliment à leur audace, ils mettent tout à sac et n'ont de cesse qu'ils n'aient englouti l'équipage ou qu'ils n'aient eux-mêmes subi ce sort. De même, ce redoutable pirate amasse contre la vierge une tempête énorme, un ouragan terrible, des montagnes de vagues insurmontables, mettant tout sens dessus dessous pour submerger le vaisseau par sa violence et son impétuosité. Car il sait que la vierge ne dispose pas du "reprenez la vie commune", et que force lui est de lutter sans relâche, de livrer bataille sans relâche aux esprits du Mal, jusqu'à ce qu'elle puisse aborder au véritable port de paix.

La vierge est comme le soldat valeureux laissé en dehors des remparts : Paul refuse qu'on lui ouvre les portes, même si l'ennemi se déchaîne furieusement contre elle, même s'il devient plus acharné du fait précisément que son adversaire n'a aucune possibilité de trêve. Et ce n'est pas seulement le diable, mais l'aiguillon du désir qui importune davantage ceux qui ne sont pas mariés. C'est l'évidence même : les plaisirs que nous pouvons assouvir ne nous rendent pas immédiatement prisonniers de notre désir, car le sentiment de la sécurité permet à l'âme la nonchalance. C'est ce que nous confirme un adage, populaire, mais très exact : Ce qui est en notre pouvoir n'excite pas de désir violent. Mais si l'on nous retire ce dont nous disposions depuis longtemps, le contraire se produit, et ce que nous méprisions parce que nous en avions le libre usage éveille en nous un désir plus violent quand la jouissance nous en est ravie.

Voilà la première raison pour laquelle les gens mariés bénéficient d'une plus grande sérénité, et voici la seconde : si parfois même la flamme du désir prétend s'élever très haut, l'union charnelle survient, qui ne tarde pas à la maîtriser. Tandis que la vierge n'a pas de quoi éteindre ce feu, elle le voit s'allonger et s'élever, mais comme elle n'a pas le pouvoir de l'éteindre, sa seule ressource est de combattre le feu sans se laisser brûler. Est-il rien de plus extraordinaire que de porter en soi cet immense foyer et ne pas être brûlée, d'entretenir la flamme dans le tréfonds de son âme et conserver intacte sa pensée. Car personne ne permet à la vierge de rejeter ces charbons ardents et ce que l'auteur des Proverbes déclare intolérable physiquement, elle est contrainte de l'endurer moralement. Que dit-il ? "Un homme marchera-t-il sur des charbons ardents sans que ses pieds soient brûlés ?" (Pro 6,28). Eh bien, regarde : la vierge marche et supporte cette épreuve. "Quelqu'un mettrait-il du feu dans son sein sans que ses vêtements s'enflamment ?" (ibid). Elle, ce n'est pas dans ses vêtements, c'est à l'intérieur d'elle-même qu'elle possède le feu qui se déchaîne et qui gronde, pourtant elle supporte et contient la flamme.

Osera-t-on encore, je te prie, à la virginité comparer le mariage ou même simplement le regarder en face ? Non, le bienheureux Paul ne le permet pas, qui souligne la grande distance qui les sépare : "Celle-ci, dit-il, s'inquiète des choses du Seigneur, celle-là s'inquiète des choses du monde." (1 Cor 7,33). Aussi, une fois qu'il a remis ensemble les gens mariés et leur a accordé cette faveur, écoute comme il les gourmande à nouveau : "Reprenez la vie commune, dit-il en effet, pour que Satan ne vous tente pas." Et voulant bien montrer que le problème ne réside pas tout entier dans la tentation du diable, mais davantage dans notre faiblesse, il présente la raison primordiale par ces mots : "A cause de votre incontinence."

Qui ne rougirait en écoutant ces paroles ? Qui ne mettrait tout en oeuvre pour échapper au blâme d'incontinence ? Car cette exhortation n'est pas destinée à tout le monde, mais aux êtres entièrement portés vers les choses de la terre : Si tu es, nous dit-il, l'esclave des plaisirs, si tu es veule au point de toujours céder au plaisir charnel et de ne rêver qu'à lui, remets-toi avec ta femme. La permission, tu le vois, n'a rien d'une approbation ni d'un éloge, elle sent le sarcasme et la réprobation. S'il n'avait eu le ferme dessein de s'en prendre à l'âme des voluptueux, Paul n'aurait pas employé le terme d'incontinence, qui est très expressif et implique un blâme sévère. Pourquoi en effet n'a-t-il pas dit : "Par suite de votre faiblesse ?" Parce que ce terme est plutôt celui de l'indulgence, tandis que le mot d'incontinence désigne le comble du relâchement moral. Ainsi donc, c'est de l'incontinence que de ne pouvoir éviter la fornication qu'en recourant tout le temps à sa femme et aux plaisirs de l'union conjugale.

Que répondront maintenant ceux qui proclament que la virginité est chose superflue ? Car plus on s'y applique, plus elle mérite d'éloge, tandis que le mariage, en user jusqu'à satiété, c'est le plus sûr moyen de lui retirer toute louange. Ce que je dis là, déclare Paul, est concession, ce n'est pas un ordre. Or, là où il y a concession, pas de place pour l'éloge. Oui, mais il dit aussi, en parlant des vierges : "Je n'ai pas d'ordre du Seigneur, c'est un avis que je donne." (1 Cor 5,25). N'est-ce pas, alors, tout remettre en question ? Pas du tout : sur la virginité il donne un avis, là il s'agit de concession. Et il n'ordonne ni l'un ni l'autre, mais pour des raisons différentes : ici, afin que l'homme voulant s'élever au-dessus de l'incontinence n'en soit pas empêché puisqu'il serait prisonnier d'un ordre l'y contraignant; là, pour que l'homme incapable de s'élever jusqu'à la virginité ne soit pas condamné pour avoir transgressé un commandement. Je n'ordonne pas, dit-il, de rester vierges, car je redoute la difficulté de l'entreprise; je n'ordonne pas d'avoir continuellement des rapports avec sa femme, je ne veux pas être le législateur de l'incontinence. J'ai dit : Reprenez la vie commune, pour vous empêcher de descendre plus bas, non pour freiner votre ardeur à vous élever. Ce n'est donc pas obéir à la volonté profonde de Paul que de jouir à tout instant de sa femme; l'incontinence des êtres faibles, seule, en a fait une règle. Veux-tu en effet connaître la volonté de Paul ? Écoute ses paroles : "Je voudrais, dit-il, que tous les hommes fussent comme moi", (ibid 5,7) vivant dans la continence. - Par conséquent, si tu veux que tous vivent dans la continence, tu voudrais que personne ne se marie. - Pas du tout, je n'interdis pas pour autant le mariage à ceux qui le veulent et ne leur adresse aucun reproche; je forme des voeux simplement, je désire ardemment que tous soient comme moi, mais je permets néanmoins l'autre état à cause de la fornication. Voilà pourquoi je disais en commençant : "Il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme."

35. Pourquoi en cet endroit Paul fait-il mention de lui-même en disant : "Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi ?" Eh bien, même s'il n'avait pas ajouté ces mots : "Mais chacun reçoit une faveur particulière", on n'aurait pu le taxer de jactance. Pourquoi donc, en effet, a-t-il ajouté : "comme moi-même ?" Non pour se faire valoir, car c'est l'homme qui, ayant surpassé les apôtres dans les travaux de la prédication, se jugeait indigne même du nom d'apôtre. Après avoir dit : "Je suis le moindre des apôtres", comme s'il avait proféré un mot qui dépassât encore ses mérites, il se reprend bien vite et il dit : "Moi qui ne suis pas digne d'être appelé apôtre." Pourquoi donc, dans notre texte, joint-il son exemple à son exhortation ? Ce n'est pas sans intention ni par hasard : il savait que, pour des disciples, le meilleur stimulant au bien est l'exemple qu'ils reçoivent de leurs maîtres. Ainsi, l'homme qui se contente de philosopher en paroles, sans actes à l'appui, n'a pas grande influence sur son auditeur; en revanche, celui qui peut montrer qu'il est le premier à mettre en pratique ses conseils a, par ce moyen, les meilleures chances d'entraîner son auditoire. En outre, Paul se montre exempt d'envie et d'orgueil, car ce privilège, il veut le partager avec ses disciples, il ne cherche pas à avoir plus qu'eux, mais en toute chose il les désire ses égaux.

Je peux donner aussi une troisième raison, et la voici : cette vertu paraissait rébarbative et ne souriait guère au commun des mortels. Voulant donc montrer qu'elle était très facile, il propose en exemple un homme qui l'a pratiquée, pour qu'on ne la regarde pas comme très ardue, mais qu'en jetant les yeux sur leur guide, les disciples s'engagent avec confiance eux aussi sur le même chemin. Paul agit de même en un autre circonstance; s'adressant aux Galates qu'il cherche à affranchir de la crainte de la Loi, crainte qui les entraînait vers leurs anciennes coutumes par le respect de mille observances qui s'y trouvaient, que dit-il ? "Devenez comme moi, puisque moi aussi je suis comme vous". Ce qui signifie : vous ne pouvez pas m'objecter : tu te convertis aujourd'hui, venant du paganisme et ne connaissant pas la crainte qu'inspire la transgression de la Loi; aussi ne risques-tu rien à développer devant nous cette doctrine. Moi aussi, dit-il, j'ai comme vous subi autrefois cette servitude, j'ai été soumis au commandement de la Loi, j'ai soigneusement observé ses préceptes, mais dès que la grâce de Dieu s'est manifestée, je me suis porté tout entier de l'ancienne Loi à la nouvelle - car ce n'est plus là une transgression, puisque "nous sommes devenus les sujets d'un autre homme" - aussi, personne ne saurait prétendre que je fais une chose et en conseille une autre, ou que je vous expose à un danger après avoir assuré ma propre sécurité. S'il y avait là un danger, en effet, je ne m'y serais pas risqué moi-même, compromettant ainsi mon salut personnel. Ainsi donc, tout comme dans cette épître Paul propose son exemple afin de libérer de la crainte, de même ici, pour chasser l'inquiétude des esprits, il se donne en modèle.

36. "Mais chacun, dit l'apôtre, reçoit une faveur particulière, celui-ci d'une manière, celui-là d'une autre." Vois : les traits de l'humilité apostolique nulle part ne s'effacent, mais brillent partout d'un vif éclat. Faveur divine, c'est ainsi qu'il appelle sa propre conduite vertueuse, et le fruit de tout le mal qu'il s'est donné, il l'attribue tout entier à son Maître. Faut-il s'étonner s'il agit ainsi dans le cas de la continence, quand il procède aussi de la même façon en parlant de la prédication, de cette prédication pour laquelle il a souffert mille épreuves, continuelles afflictions, indicibles souffrances, morts quotidiennes ? Que prétend-il en effet à ce sujet ? "Plus qu'eux tous j'ai travaillé, non pas moi à la vérité, mais la grâce de Dieu qui est avec moi". (1 Cor 15,10). Il ne dit pas : ceci est mon oeuvre, cela l'oeuvre de Dieu; tout est l'oeuvre de Dieu. Le propre d'un bon serviteur c'est de ne rien considérer comme à lui, mais tout à son maître, de ne rien s'imaginer comme à lui, mais tout au Seigneur.

Il agit de même encore en un autre passage; après avoir dit : "Nous recevons des faveurs différentes selon la grâce qui nous a été donnée", (Rom 12,6) il poursuit en mettant au nombre de ces faveurs les charges, les oeuvres de charité, les distributions d'aumônes. Et pourtant il s'agit d'actes vertueux, non pas de faveurs, c'est bien évident. Si j'ai rappelé cela, c'est pour qu'en entendant la parole de Paul : "Chacun reçoit une faveur particulière", tu ne te décourages pas en te disant à toi-même : nul besoin ici de mon effort personnel, Paul a parlé de faveur divine. En fait, c'est la modestie et non le désir de mettre la continence au rang des faveurs (divines) qui l'incite à s'exprimer de la sorte. Car il n'aurait pas commis une telle contradiction avec lui-même, avec le Christ; le Christ qui dit : "Il y a des eunuques qui se sont faits eunuques à cause du royaume des Cieux", et qui ajoute : "Que celui qui peut comprendre comprenne" (Mt 19,12); lui-même, quand il condamne les femmes qui ont choisi le veuvage et n'ont pas voulu persévérer dans leur dessein. Si c'est une faveur, pourquoi les menacer en ces termes : "Elles sont condamnées pour avoir rompu la foi première ?" Nulle part en effet le Christ n'a châtié les hommes qui n'ont pas reçu de faveurs divines, mais toujours ceux qui ne laissent pas voir une vie honnête; ce qu'il réclame par-dessus tout, c'est un mode de vie parfait et des actions irréprochables. La distribution des faveurs ne dépend pas de l'intention du bénéficiaire mais de la décision du donateur. C'est pour cela que nulle part le Christ n'adresse d'éloges à ceux qui font des miracles, et même quand ses disciples y voient un titre de gloire, il les détourne de cette joie en leur disant : "Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous obéissent". (Lc 10,20). Les bienheureux ce sont toujours les miséricordieux, les humbles, les doux, les coeurs purs, les pacifiques, ceux qui font preuve de toutes ces vertus et d'autres semblables.

D'ailleurs Paul lui-même, énumérant ses propres actes de vertu, ne manque pas d'y faire figurer aussi la continence. Après avoir dit : "Par une grande constance dans les tribulations, dans les nécessités, dans les blessures, dans les prisons, dans les travaux, dans les émeutes, dans les veilles, dans les jeûnes", il ajoute : "dans la pureté", (2 Cor 5,6) ce qu'il n'aurait pas fait si la pureté était une faveur divine. Autre exemple : il se raille aussi de ceux qui ne possèdent pas cette vertu et les appelle des in-continents. Et pourquoi, encore, "le père qui ne marie pas sa fille fait-il mieux" Pourquoi la veuve est-elle plus heureuse dans le Seigneur quand elle demeure dans cet état ? Parce que - je l'ai déjà dit - ce ne sont pas les miracles, mais les actes qui nous valent les béatitudes célestes; de même aussi pour les châtiments. Et pourquoi multiplier ce genre d'exhortations, si la chose ne dépendait pas de nous, si, après l'intervention de Dieu, il n'était plus besoin, en outre, de notre effort personnel. Après les mots : "Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi," dans la continence, il ajoute : "Je dis aux personnes qui ne sont pas mariées et aux veuves : il est bon pour elles de rester dans l'état où je suis moi-même." (1 Cor 7,7-8). Ici encore, il se met en avant, pour le même motif; avec cet exemple les touchant de près et les concernant, ses auditeurs auraient plus de coeur, pensait-il, à affronter les épreuves de la virginité. Et si, lorsqu'il dit un peu plus haut : "Je voudrais que tous fussent comme moi", et ici : "Il est bon pour eux de rester en l'état où je suis moi-même", si nulle part il n'en donne le motif, il ne faut pas t'en étonner. II n'agit pas en effet par vantardise, mais il juge motif suffisant la conviction personnelle qui l'a guidé dans la pratique de cette vertu.

37. Et si vous désirez aussi des raisons, tout d'abord, interrogez l'opinion publique, et ensuite les données de l'expérience. Sans doute les législateurs ne condamnent-ils pas de tels mariages, ils les permettent même et les autorisent, cependant nombreuses sont les réflexions qu'ils provoquent, de la bouche d'une foule de gens, soit en privé, soit en public : brocards, blâmes, réprobation. Comme à des parjures, tout le monde tourne le dos, c'est le mot, à ces gens-là, personne n'ose s'en faire des amis, ni traiter des affaires avec eux, ni leur accorder la moindre confiance. Quand vous les voyez rejeter si facilement de leur âme le souvenir de leur existence commune, de leur affection, de leur vie familiale et intime, vous voilà paralysés, en quelque sorte, à cette pensée, et vous ne pouvez les aborder d'un coeur tout à fait sincère, car ils sont pour vous l'image de l'inconstance et de la versatilité. Et on ne les réprouve pas seulement pour ce motif, mais pour le caractère fort déplaisant des conséquences pratiques.

Quoi de plus choquant en effet, je te prie, que de voir, au plus profond chagrin, aux gémissements, aux larmes, aux cheveux en désordre, aux sombres vêtements, succéder soudain applaudissements, apprêts de la chambre nuptiale, vacarme tout contraire à ce qui précédait ? Ne dirait-on pas des comédiens jouant sur une scène et devenant tantôt ceci, tantôt cela ? Au théâtre en effet on peut voir le même acteur tantôt roi, tantôt le dernier des gueux; de même ici, l'homme qui naguère se roulait au pied du tombeau de sa femme, le voilà soudain fiancé; celui qui s'arrachait les cheveux, c'est une couronne à présent qu'il porte sur cette même tête; cet homme abattu et sombre qui, à tout moment, les larmes aux yeux, devant les amis qui le réconfortaient, ne tarissait pas d'éloges sur l'épouse en allée, cet homme qui déclarait la vie intolérable désormais pour lui et s'irritait contre ceux qui voulaient le distraire de son chagrin, souvent au milieu même de son deuil il recommence à se pomponner, à se faire beau; ces yeux naguère encore gonflés de larmes, sourient pour regarder ces mêmes amis, cette bouche adresse à chacun des mots de bienvenue et d'affection, cette bouche qui naguère n'avait pas assez d'anathèmes pour tout cela.

Mais le plus pitoyable de tout est la guerre qu'on suscite à ses enfants, la lionne qu'on installe auprès de ses filles : car voilà ce qu'est toujours une marâtre. De ces unions naissent ces discordes et ces conflits quotidiens, cette étrange et insolite animosité à l'égard de cette femme qui ne fait de mal à personne. Entre vivants on se poursuit de jalousies réciproques, mais avec les morts leurs ennemis eux-mêmes font la paix. Pas ici cependant, l'envie s'attaque à la poussière et à la cendre, c'est une haine indicible à l'égard de la pauvre femme au tombeau, des insultes, des sarcasmes, des accusations contre celle qui a été réduite en poussière, une hostilité implacable pour cette femme qui ne lui a rien fait. Quoi de pire que cette démence, que cette cruauté ? Une femme qui n'a rien à reprocher à la disparue, que dis-je, reprocher, elle recueille les fruits de ses labeurs, elle profite de ses biens... et ne cesse de lutter avec son ombre. Et cette malheureuse qui ne lui a rien fait, que souvent même elle n'a jamais vue, elle la crible chaque jour de milliers de sarcasmes, à travers ses enfants elle se venge de celle qui n'est plus, et bien souvent elle arme son mari contre eux quand ses propres efforts sont vains. Et pourtant les hommes regardent tout cela comme très facile à supporter, simplement pour n'avoir pas à endurer la tyrannie de la concupiscence.

La vierge, elle, n'a éprouvé aucun vertige devant ce combat, elle n'a pas esquivé le choc qui paraît si intolérable au commun des mortels; elle a tenu bon, courageusement, et a accepté la bataille que lui imposait la nature. Comment pourrait-on l'admirer comme elle le mérite ? Les autres ont besoin même d'un second mariage pour ne pas être consumés, mais elle, sans même en avoir connu un, reste continuellement sainte et indemne. C'est pour cette raison et plus encore à cause des récompenses réservées au veuvage dans les cieux que celui qui porte le Christ parlant en son coeur disait : "Il est bon pour eux de rester en l'état où je suis moi-même". Tu n'as pas eu la force de t'élever jusqu'au plus haut sommet, du moins ne tombe pas du sommet suivant. Que la vierge n'ait sur toi qu'un seul avantage : elle, pas une seule fois la concupiscence ne l'a terrassée; toi, elle t'a d'abord vaincue mais n'a pas eu assez de force pour te garder toujours. Toi, c'est après une défaite que tu as remporté la victoire, sa victoire à elle est pure de toute défaite; touchant le but en même temps que toi, elle ne t'est supérieure qu'au départ.

38. Mais quoi, les gens mariés, Paul les traite avec beaucoup de ménagements : pas de privation sans consentement mutuel, et encore cette privation acceptée d'un commun accord ne doit-elle pas se prolonger; et il autorise même un second mariage, s'ils le désirent, "pour ne pas brûler". Mais à l'égard des vierges, il ne fait preuve d'aucune complaisance de ce genre : aux époux, après un aussi bref répit, il accorde toute liberté à nouveau, mais la vierge n'a pas le plus petit instant pour souffler, il la laisse perpétuellement sur la brèche, debout toujours, criblée par les flèches du désir, il lui refuse même une courte trêve. Pourquoi ne lui dit-il pas, à elle aussi : si elle ne peut se contenir, qu'elle se marie ? Parce qu'on ne pourrait non plus dire à l'athlète, quand il a dépouillé ses vêtements, qu'il s'est frotté d'huile, qu'il a pénétré dans le stade et qu'il s'est couvert de poussière : Retire-toi, fuis devant ton adversaire. Désormais pour lui de deux choses l'une : il quittera le stade ou bien ceint de la couronne ou bien après avoir mordu la poussière et la honte au front. Dans le gymnase et dans la palestre, où l'exercice ne met aux prises que des familiers, où l'on se mesure à des amis comme adversaires, l'athlète est libre de se donner ou non du mal; mais quand il est inscrit sur la liste, quand le théâtre est assemblé, que l'agonothète est là, que les spectateurs sont assis, que l'adversaire est introduit et qu'il prend position face à lui, le règlement des jeux ne lui laisse plus le choix.

Eh bien 1 pour la vierge aussi, tant qu'elle en est à se demander s'il lui faut ou non se marier, le mariage n'offre pas de danger; mais lorsqu'elle a choisi et qu'elle est inscrite au rôle, elle s'est introduite dans le stade. Qui osera, quand le théâtre grouille de monde, quand les anges regardent du haut des cieux, que le Christ est l'agonothète, que le diable est fou de rage, grince des dents, qu'il est empoigné pour la lutte et saisi à bras-le-corps, qui donc osera s'avancer et s'écrier : Fuis devant ton adversaire, renonce aux épreuves, lâche prise, ne renverse pas, ne terrasse pas ton rival, cède-lui la victoire ? Et que dis-je, à des vierges ? A des veuves même on n'oserait tenir ce langage, mais plutôt celui-ci, terrible : "Si le désir sensuel les a détachées du Christ et qu'elles désirent se remarier, elles seront jugées pour avoir rompu la foi première." (1 Tim 5,11-12)

39. Et pourtant l'apôtre déclare : "Je le dis à ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, il est bon pour eux de rester comme je suis, mais s'ils ne peuvent être continents, qu'ils se remarient". Et encore : "Si le mari vient à mourir, elle est libre d'épouser qui elle voudra, pourvu que ce soit dans le Seigneur."

Comment peut-il châtier une femme qu'il laisse libre, condamner comme illégitime un mariage qu'il dit "dans le Seigneur ? - N'aie crainte, il ne s'agit pas du même mariage. Par exemple, quand il dit : "Si la vierge se marie, elle ne pèche pas", il ne parle pas de la jeune fille qui a renoncé au mariage - il est bien évident que celle-là commet un péché et un péché intolérable - mais de la jeune fille qui ne connaît pas encore le mariage, qui n'a pas encore opté pour cette solution ou pour l'autre et reste hésitante entre ces deux partis. De même pour la veuve; là, il veut parler de celle qui se trouve simplement sans mari, qui n'est pas encore ligotée par sa décision sur l'orientation de sa vie, mais qui est libre de choisir cette voie ou l'autre; ici, il parle de la veuve qui n'a plus le pouvoir de se remarier, mais s'est engagée dans les épreuves de la continence.

Il est possible en effet qu'une femme soit veuve sans être admise au titre de veuve, lorsqu'elle n'a pas encore accepté de le rester. De là le mot de Paul : "Pour être admise au rang des veuves, qu'elle soit âgée d'au moins soixante ans et qu'elle ait été l'épouse d'un seul mari". La simple veuve, il l'autorise à se marier si elle le désire, mais celle qui a fait voeu au Seigneur de viduité perpétuelle et qui néanmoins se marie, il la condamne avec rigueur parce qu'elle a foulé aux pieds le pacte conclu avec Dieu. Ce n'est donc pas à celle-ci, mais aux premières qu'il dit : "Si elles ne peuvent garder la continence, qu'elles se marient, car il vaut mieux se marier que brûler". Tu le vois, jamais le mariage n'est loué pour lui-même, mais à cause de la fornication, des tentations et de l'incontinence. Plus haut en effet il emploie tous ces termes; ici, comme il avait adressé de violents reproches, il a recours à des expressions plus voilées pour désigner à nouveau.

Même ici, d'ailleurs, il ne s'est pas retenu au passage de porter un coup à son auditeur. Car il n'a pas dit : si le désir leur fait violence, s'ils sont entraînés, s'ils n'en peuvent mais. Non, rien de pareil, c'est le fait de victimes qui ont droit à l'indulgence. Que dit-il ? "Si elles ne peuvent garder la continence", ce qui s'applique à des caractères qui, par mollesse, refusent l'effort. II veut dire en effet par là qu'ayant tout ce qu'il faut pour réussir, ils échouent faute de vouloir se donner du mal. Et pourtant, même ainsi, il ne les châtie pas, il ne les voue pas au supplice, il se borne à les priver d'éloges et la véhémence dont il fait preuve ne dépasse pas le blâme verbal; nulle part il n'est question des enfants à naître, ce bel et noble motif du mariage, mais de feux, d'incontinence, de fornication et de tentation du diable, et c'est pour éviter ces désordres qu'il concède le mariage.

Et qu'importe, me dira-t-on. Tant que le mariage nous soustrait au supplice, nous supporterons d'un coeur léger toutes les condamnations et tous les blâmes, pourvu qu'il nous soit possible seulement de céder aux plaisirs des sens et d'assouvir toutes les fois notre désir. - Eh quoi, mon cher, si ces plaisirs nous sont même interdits, le blâme sera tout notre profit ? - Mais comment peuvent-ils être interdits, ces plaisirs, puisque Paul nous dit : "Si elles ne peuvent garder la continence, qu'elles se marient" ?

Oui, mais écoute aussi la suite. Tu as appris qu'il était préférable de se marier que de brûler, tu as approuvé ce qui t'est agréable, tu as loué la permission accordée, tu as admiré l'apôtre pour sa condescendance, eh bien, ne t'arrête pas là, admets également ce qui suit, les deux prescriptions sont du même maître. Qu'ajoute-t-il donc ? "Aux gens mariés, je prescris, non pas moi, mais le Seigneur, que la femme ne se sépare pas de son mari; si toutefois elle s'en est séparée, qu'elle reste sans se marier ou qu'elle se réconcilie avec son mari; de son côté que le mari ne répudie point sa femme."

40. Mais quoi, si le mari est plein de douceur, et la femme mauvaise, médisante, bavarde, prodigue - maladie commune à toutes les femmes - chargée de mille autres défauts, comment fera-t-il, le pauvre homme, pour supporter tous les jours ce méchant caractère, cet orgueil, cette impudence ? Et que se passera-t-il si, au contraire, c'est elle qui est modeste et douce, et s'il est, lui, brutal, dédaigneux, coléreux, le coeur enflé par la fortune ou la puissance, s'il traite sa femme libre comme une esclave, s'il n'est pas mieux disposé envers elle qu'envers les servantes : comment supportera-t-elle une telle contrainte, une telle violence, oui, que se passera-t-il s'il ne cesse de la négliger, et s'il ne démord pas de cette attitude ? - Supporte, lui dit l'apôtre, cette servitude; lorsqu'il mourra, alors seulement tu seras libre, mais lui vivant, de deux choses l'une : ou bien mets tout ton zèle à l'éduquer et à le rendre meilleur, ou bien si c'est impossible, soutiens valeureusement cette guerre implacable et ce combat sans trêve.

Et si, un peu plus haut, il disait : "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord", ici, quand il s'agit de la femme séparée, Paul l'invite dorénavant à la continence, même contre son gré : "Qu'elle reste, dit-il, sans se remarier ou qu'elle se réconcilie avec son mari." Tu la vois, prise entre deux feux, ou bien il lui faut maîtriser la violence du désir, ou bien si elle s'y refuse, il lui faut aduler son tyran, s'abandonner à tous ses caprices, qu'il la roue de coups, l'abreuve d'injures, qu'il veuille l'exposer au mépris des domestiques, ou autre chose du même genre.

Les hommes ont inventé tant de moyens pour punir leurs femmes. Et si elle ne peut supporter cette situation, il lui faut observer la continence, une continence stérile; je dis stérile car elle est privée de son principe essentiel : elle n'est pas acceptée par désir de la sainteté mais par ressentiment à l'égard d'un mari. "Qu'elle reste sans se marier, dit l'apôtre, ou qu'elle se réconcilie avec son mari." Oui, mais s'il refuse absolument toute réconciliation ? Il est pour toi une autre solution, un autre expédient : attends sa mort.

S'il n'est jamais permis à la vierge de contracter mariage, il n'en est pas de même pour les femmes mariées... lorsque leur mari est décédé. S'il était permis en effet, quand le premier vit encore, de le quitter pour passer à un autre, et puis encore d'aller du second à un troisième, à quoi servirait alors le mariage, les maris s'empruntant les uns aux autres indistinctement leurs épouses, dans une promiscuité vraiment générale. Comment nos sentiments envers nos compagnons ne seraient-ils pas détruits si aujourd'hui celui-ci, demain celui-là et puis d'autres encore vivaient avec la même femme ? Oui, le Seigneur a eu raison d'appeler cette conduite un adultère.

41. Mais pourquoi a-t-il accordé cette permission aux Juifs ? Évidemment à cause de leur dureté de coeur, pour éviter que le sang d'un parent n'inondât leurs maisons. Que valait-il mieux, s'il te plaît ? Que la femme détestée fût chassée hors de la maison ou qu'elle fût égorgée dedans ? C'est ce qu'ils auraient fait, s'ils n'avaient eu le droit de la chasser. C'est pourquoi il est dit : "Si tu la détestes, renvoie-la.". (Deut 24,1). Mais lorsqu'il s'adresse à des gens pleins de mesure, auxquels il interdit même la colère, que dit l'apôtre ? "Si elle s'en est séparée, qu'elle reste sans se remarier." Tu vois la contrainte, la servitude inévitable, la chaîne qui les rive l'un à l'autre. Oui, le mariage est réellement une chaîne, non seulement par la multitude des soucis et par les tracas quotidiens qu'il entraîne, mais aussi parce qu'il oblige les époux à une soumission réciproque, plus pénible que toute forme de domesticité.

"Que l'homme, est-il dit, ait autorité sur la femme", (Gen 3,16) mais quel est l'avantage de cette suprématie ? Car, en retour, Dieu le rend esclave de celle qu'il a sous ses ordres : quel étrange, extraordinaire échange de servitude il a imaginé. Tout comme des esclaves fugitifs que leur maître a chacun couverts de chaînes puis enchaînés ensemble, leurs pieds rivés deux par deux au moyen d'une courte entrave, ne pourraient marcher librement, puisqu'ils sont obligés de se suivre les uns les autres, ainsi les âmes des gens mariés, en plus de leurs soucis personnels, subissent une autre contrainte que leur impose le lien qui les enchaîne l'un à l'autre; elle les serre comme la plus cruelle de toutes les entraves, leur enlève leur liberté à tous deux, parce qu'elle n'accorde pas toute l'autorité exclusivement à l'un, mais qu'elle en partage entre eux la libre disposition. Où sont-ils donc maintenant ceux qui, pour la satisfaction que donne le plaisir, sont prêts à supporter toutes les condamnations ?

Car elle est passablement réduite, la part du plaisir, au milieu des colères et des haines mutuelles qui souvent n'en finissent pas; et puis cette servitude, parce qu'elle oblige l'un des partenaires à supporter, malgré lui, la méchanceté de l'autre, est suffisante pour effacer tous les plaisirs. C'est pour cette raison que le bienheureux Paul, d'abord, se sert de termes énergiques pour réprimer l'emportement des sens : "à cause de la fornication, dit-il, de l'intempérance, des feux du désir", mais quand il s'est rendu compte que cette forme de condamnation avait peu de prise sur la masse des gens, il avance l'argument qui est beaucoup plus efficace pour les dissuader; argument qui avait contraint les disciples à dire : "Il n'est pas bon de se marier", et c'est qu' "aucun des époux n'a pouvoir sur soi". Et Paul ne présente plus cette idée sous la forme d'exhortation ou de conseil, mais comme un ordre et un précepte impératifs. Nous marier, ne pas nous marier, cela dépend de nous; mais la servitude que nous supportons non pas volontiers, mais malgré nous, nous n'y pouvons rien.

Pourquoi cela ? du moment que nous l'avons choisie, dès le début, en pleine connaissance de cause, et en sachant exactement ses droits et ses lois, c'est de notre plein gré que nous nous sommes engagés sous ce joug. Ensuite, après avoir parlé de ceux qui vivent avec des épouses incroyantes, après avoir minutieusement exposé toutes les lois du mariage et avoir intercalé son propos sur les serviteurs, qu'il réconforte de manière pertinente en leur disant que l'esclavage dont ils souffrirent n'amoindrit pas leur noblesse spirituelle, il en arrive enfin à son exposé sur la virginité : il le portait en lui depuis longtemps et il avait hâte d'en répandre la semence, il le produit au jour maintenant, quoiqu'il n'ait pas eu la force de s'en taire même en traitant du mariage.

Par touches légères et rares sans doute, il en avait agrémenté son exhortation au mariage; méthode excellente pour prédisposer les oreilles de ses auditeurs, aplanir le chemin de leur pensée et réaliser une parfaite introduction à son sujet. Après son exhortation aux serviteurs, donc : "Vous avez été achetés votre prix, ne vous rendez pas esclaves des hommes" (1 Cor 7,23), quand il nous a rappelé le bienfait du Seigneur, qu'il a, de la sorte, fait dresser tous les esprits et les a élevés vers le ciel, il aborde enfin le problème de la virginité avec ces mots : "Pour les vierges, je n'ai pas d'ordre du Seigneur, c'est mon avis que je donne, en homme qui doit à la miséricorde du Seigneur d'être fidèle". (ibid 25). Or, pour le mariage des fidèles avec des infidèles, tu n'avais pas non plus d'ordre du Seigneur, mais avec une grande autorité tu légiférais en écrivant : "Quant aux autres, c'est moi qui leur dis, non le Seigneur : si un frère a une femme infidèle et qu'elle consente à habiter avec lui, qu'il ne la renvoie point." Pourquoi donc au sujet des vierges ne pas t'exprimer aussi nettement ? Parce que, sur ce point, le Christ a clairement signifié sa Volonté, refusant de donner à la chose le caractère obligatoire d'un précepte. Car les mots : "Que celui qui peut comprendre comprenne", impliquent pour l'auditeur la liberté du choix. Aussi, quand il parle de la continence : "Je voudrais, dit l'apôtre, que tous les hommes fussent comme moi", vivant dans la continence, et encore : "Je dis à ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves qu'il leur est bon de rester comme moi-même", mais quand il traite de la virginité, nulle part il ne se donne en exemple, il s'exprime avec beaucoup de réserve et une grande circonspection, car lui-même n'a pas toujours observé cette vertus : "Je n'ai pas d'ordre", dit-il.

En laissant d'abord le choix à son auditeur, il se concilie sa bienveillance et alors seulement il formule son conseil. En effet, comme le mot de virginité suggère, sitôt prononcé, l'idée de rudes épreuves, il ne se hâte pas d'y exhorter; il commence par flatter son disciple en lui offrant la possibilité d'y voir un ordre, rend ainsi son âme docile et souple, puis découvre alors sa pensée. Tu as entendu le mot de virginité, mot qui présage bien des peines et des sueurs; n'aie crainte, il ne s'agit pas d'un ordre, il n'est pas question d'un précepte impératif, non : ceux qui embrassent cette vertu volontairement et par choix reçoivent certes en échange les biens qui lui sont propres, elle place sur leur front sa couronne brillante et fleurie; mais ceux qui la repoussent et refusent de l'accueillir, il ne les châtie pas, ne les contraint nullement à le faire contre leur gré.

Au reste ce n'est pas seulement par ce moyen qu'il ôte à son propos tout caractère fâcheux et le rend agréable, mais parce qu'il déclare que cette faveur est imputable non à lui, mais au Christ. Il ne dit pas en effet : "Pour les vierges; je n'ordonne pas", mais : "Je n'ai pas d'ordre." C'est une façon de dire : si, en adressant cette exhortation, j'étais mû par des raisons humaines, il ne faudrait pas avoir confiance; mais puisque telle est la Volonté de Dieu, certain est le gage de liberté. Je suis privé du pouvoir de vous donner un tel ordre, mais si vous voulez m'écouter en tant que votre compagnon au service (du Christ), "je vous donne un avis, dit-il, en homme qui doit à la miséricorde du Seigneur d'être fidèle".

Et il convient ici d'admirer la grande habileté, la sagacité du bienheureux apôtre; comment, pris entre deux nécessités contraires - faire bonne figure pour que son conseil ait chance d'être entendu, et ne pas se vanter puisqu'il a été étranger à cette vertu - il obtient rapidement ce double résultat. Par les mots : "En homme qui doit à la miséricorde du Seigneur", il se fait valoir en quelque sorte, mais en n'y mettant pas plus d'ostentation, il s'abaisse en revanche et s'humilie.

42. II ne dit pas en effet : "Je vous donne un avis en homme à qui a été confié le message évangélique, qui a été jugé digne d'être le prédicateur des nations, qui a été chargé de votre direction, qui est votre docteur et votre guide." Non, que dit-il ? "En homme qui doit à la miséricorde du Seigneur d'être fidèle", invoquant ainsi une raison moins importante. Car n'être que fidèle est de moindre importance qu'être le docteur des fidèles. Et il songe même à s'abaisser d'une autre façon. Laquelle ? Il ne dit pas : "En homme fidèle", mais "en homme qui doit à sa miséricorde d'être fidèle". Ne considère pas seulement l'apostolat, la prédication, et l'enseignement comme un effet de la Munificence divine : la foi elle-même m'a été accordée par la Miséricorde du Seigneur. Ce n'est pas parce que j'en étais digne que j'ai été gratifié de la foi, je ne la dois qu'à sa Miséricorde; or, la miséricorde est fille de la grâce, le mérite n'y est pour rien.

Ainsi donc, si Dieu n'avait pas des Entrailles de tendresse, non seulement je ne serais pas apôtre, mais je n'aurais pu même être fidèle. Tu vois les bons sentiments du serviteur et son humilité de coeur. Tu vois comme il ne s'attribue rien de plus que les autres. Et même, ce qu'il a de commun avec ses disciples, la foi, il n'en fait pas son oeuvre, mais l'oeuvre de la miséricorde et de la grâce divines; c'est à peu près, par ces paroles, comme s'il déclarait : Ne dédaignez pas de recevoir de moi un conseil, puisque Dieu même n'a pas dédaigné de m'accorder sa Miséricorde. D'autant plus qu'ici, il s'agit d'un avis, non d'un ordre; je conseille, je ne légifère pas. Or, faire connaître et proposer les pensées utiles qui viennent à l'esprit, aucune loi ne peut l'interdire, surtout lorsque cela n'a lieu qu'à la prière des auditeurs, comme c'est précisément le cas pour vous. "Je pense donc que cet état est bon", dit-il. Tu constates une fois de plus la réserve du propos, d'où est absente toute autorité.

Et pourtant il lui était possible de s'exprimer ainsi : Puisque le Seigneur n'a pas prescrit la virginité, je ne la prescris pas moi non plus. Je vous la conseille cependant et vous exhorte à mettre votre zèle à la pratiquer, car je suis votre apôtre. Comme il le dit précisément un peu plus loin en s'adressant à eux : "Si pour d'autres je ne suis pas apôtre, au moins je le suis pour vous". (1 Cor 9,2). Mais ici il n'exprime rien de semblable, ses paroles sont empreintes d'une grande discrétion; au lieu de : Je conseille, il dit : "Je donne un avis"; au lieu de : En tant que docteur, il dit : "En homme qui doit à la Miséricorde du Seigneur d'être fidèle"; et comme si ces termes mêmes n'étaient pas suffisants pour donner de l'humilité à ses propos, dès les premiers mots de son conseil il en réduit encore l'autorité, car il ne l'énonce pas tout simplement mais ajoute une raison : "Je pense, dit-il, que cet état est bon, à cause de la nécessité présente." Or, quand il parlait de la continence, il n'avait ni employé le terme : je pense, ni donné d'explication, il disait simplement : "Il est bon pour eux de rester comme je suis", tandis qu'il écrit ici : "Je pense donc que cet état est bon à cause de la nécessité présente." S'il agit ainsi, ce n'est pas qu'il ait un doute à cet égard - loin de là - mais il entend laisser la décision à l'appréciation de ses auditeurs. Voilà ce que fait le conseiller, il ne tranche pas lui-même en faveur de sa thèse, mais il remet la décision au jugement de son auditoire.

43. Quelle est donc la nécessité dont il parle ici ? Est-ce la nécessité physique ? Nullement. Tout d'abord, s'il s'agissait de cette nécessité, il serait allé contre ses propres intentions en en faisant mention, puisque ceux qui veulent se marier la foulent aux pieds. En second lieu, il ne l'aurait pas appelée nécessité présente : elle n'est pas née d'aujourd'hui, mais il y a beau temps qu'elle a été implantée dans le genre humain, et autrefois elle était plus violente et indomptable, mais, après la Venue du Christ et les progrès de la vertu, elle est devenue plus traitable; en sorte que ces paroles ne peuvent concerner cette nécessité, mais font allusion à une autre aux mille formes et aux mille visages. Quelle est cette nécessité ? L'action pervertissant des choses de ce monde : tel est le désordre, telle est la tyrannie des soucis, telle la multitude des difficultés qui nous assaillent, que l'homme marié est souvent, même contre son gré, contraint au péché et à l'erreur.

44. Autrefois en effet tel n'était pas le degré de vertu qui nous était proposé : on pouvait alors venger un outrage, répondre à l'injure par l'injure, s'intéresser à l'argent, engager sa parole par un serment, arracher oeil pour oeil, haïr son ennemi; il n'était défendu ni de mener une vie de plaisirs, ni de se mettre en colère, ni de renvoyer sa femme pour en prendre une autre. Et ce n'est pas tout : la Loi autorisait même à avoir deux femmes à la fois sous le même toit, et sur ce point comme sur tous les autres, grande alors était son indulgence. Mais après la Venue du Christ, la voie s'est faite beaucoup plus étroite, d'abord parce que cette licence considérable, inouïe, dans tous les domaines que je viens de citer, a été soustraite à la liberté de notre choix, et aussi parce que la femme, qui nous induit souvent et nous contraint à commettre même malgré nous mille péchés, nous la gardons toujours à notre foyer, ou alors nous sommes convaincus d'adultère si nous voulons la renvoyer.

Ce n'est pas pour cette unique raison que la vertu est de pratique difficile, mais parce que, même si notre compagne a un caractère supportable, la foule des soucis dont elle nous entoure, elle ou nos enfants, ne nous donne pas loisir de lever, ne serait-ce qu'un court instant, nos regards vers le ciel : c'est une sorte de tourbillon qui de partout entraîne notre âme et la submerge. Le mari veut-il, par exemple, mener la vie paisible et retirée du simple particulier. Lorsqu'il voit autour de lui des enfants et une femme toujours à court d'argent, même à contrecoeur, il lui faut se lancer dans les flots agités des affaires publiques. Une fois qu'il y est plongé, il est impossible d'énumérer les péchés qu'il sera obligé de commettre en s'abandonnant à la colère, à la violence, aux serments, aux insultes, à l'hypocrisie, agissant souvent par complaisance, souvent par haine. Comment lui est-il possible, ballotté au milieu d'une telle tempête où il cherche la gloire, de ne pas être contaminé sérieusement par la souillure des péchés? Et si l'on examine de près ses affaires domestiques, on les découvrira chargées des mêmes difficultés, de plus grandes encore, à cause de sa femme. Il lui faut être en peine de mille détails sur mille problèmes qui n'existeraient pas pour l'homme ne dépendant que de lui. Et cela, dans le cas où la femme est modeste et douce ! Mais si elle est mauvaise, odieuse, insupportable, nous ne parlerons plus seulement de nécessité, mais de supplice et de châtiment. Comment pourra-t-il donc s'avancer sur le chemin du ciel, sur ce chemin qui réclame des pieds libres d'entraves et légers, une âme dispose et alerte, s'il est écrasé par tant de tracas, si tant de liens lui enserrent les chevilles, s'il est constamment sollicité vers la terre par une telle chaîne, je veux dire la malice de son épouse ?

45. Mais quelle est la sage réponse du commun des mortels à tous ces embarras que nous venons d'énumérer ? Eh bien, n'aurait-il pas droit à une plus haute récompense, celui qui malgré une telle contrainte suit le droit chemin ? - Comment cela, mon cher, et pourquoi ? Parce qu'avec le mariage il se charge d'une plus rude épreuve. - Et qui le contraignait à accepter un tel fardeau ? S'il exécutait un ordre en se mariant, si c'était enfreindre la loi que ne pas se marier, ce raisonnement aurait belle apparence; mais si, alors qu'on est libre de ne pas passer sous le joug du mariage, spontanément, sans aucune contrainte, on consent à s'environner de toutes ces difficultés afin d'en rendre plus pesant le combat pour la vertu, cela ne concerne en rien l'Agonothète. Le seul précepte qu'il ait donné, lui, c'est de mener à bien la guerre contre le diable jusqu'à la victoire sur le mal. Mais qu'on obtienne ce résultat dans le mariage et une vie de plaisirs avec ses mille soucis, ou au contraire par l'ascèse, la mortification et sans être en peine d'autre chose, peu lui importe. Le moyen d'obtenir la victoire, la voie qui mène au trophée, c'est, nous dit le Seigneur, celle qui est dégagée de toutes les contingences humaines.

Mais toi, avec une femme, des enfants et tous les tracas qu'ils traînent après eux, tu prétends faire campagne et mener la guerre, en t'imaginant pouvoir obtenir les mêmes résultats que ceux que n'embarrasse aucune de ces entraves, et tu espères, de ce fait, être l'objet d'une plus grande admiration. Aujourd'hui peut-être tu nous taxeras d'orgueil immense si nous te disons l'impossibilité pour toi d'atteindre les mêmes cimes qu'eux; mais finalement, le jour des récompenses te convaincra sans peine que la sécurité est bien préférable à la stérile ambition, et qu'il vaut mieux obéir au Christ qu'à la vanité de ses propres pensées. Car le Christ déclare qu'il ne nous suffit pas, pour être vertueux, de renoncer à tous nos biens si nous ne nous haïssons nous-mêmes ; mais toi, enfoncé dans toutes ces contingences, tu prétends pouvoir les surmonter. Eh bien, je l'ai déjà dit, tu découvriras sans peine à ce moment quel obstacle pour parvenir à la vertu sont une femme et les soucis qu'elle procure.

46. Mais alors, dira-t-on, comment Dieu peut-il l'appeler une aide, cette femme qui est une gêne ? "Faisons à l'homme, dit Dieu, une aide semblable à lui". (Gen 2,18). Et moi aussi, je te demande : comment peut-elle être une aide, celle qui fit perdre à l'homme la grande sécurité dont il jouissait, qui le chassa de cet admirable séjour du paradis pour le précipiter dans le tumulte de ce monde ? Loin de faire oeuvre d'aide, c'est agir en perfide conseiller : "C'est une femme, est-il dit, qui est à l'origine du péché, c'est à cause d'elle que nous mourons tous. (Ec 25,33). Et le bienheureux Paul dit aussi : "Adam n'a pas été trompé, c'est la femme qui, trompée, a été dans la transgression."

Comment peut-elle être une aide, celle qui a placé l'homme sous le joug de la mort ? Comment peut-elle être une aide, celle par qui les enfants de Dieu, ou plutôt tous les habitants de la terre en ces temps-là, avec les bêtes, les oiseaux et tous les autres êtres vivants périrent engloutis dans les eaux ? N'est-ce pas elle qui allait causer la perte du juste Job, s'il ne s'était montré vraiment un homme ? N'a-t-elle pas perdu Samson ? N'a-t-elle pas tout fait pour que le peuple hébreu tout entier fût initié au culte de Béelphégor et fût exterminé par les mains de ses frères ? Et Achab, qui, surtout, le livra au diable ? Et avant lui Salomon, malgré sa haute sagesse et sa renommée ? Et aujourd'hui encore, ne convainquent-elles pas bien souvent leurs maris d'offenser Dieu ? N'est-ce pas pour cela que ce grand sage nous dit : "Toute méchanceté est bien peu de chose comparée à la méchanceté de la femme". (Ec 25,26).

Comment donc, alors, Dieu a-t-il pu dire à l'homme : "Faisons-lui une aide semblable à lui ?" Car Dieu ne peut mentir. Moi non plus je n'irais pas le prétendre, certes non ! Je veux dire ceci : la femme sans doute a été créée à cette fin et pour ce motif, mais elle n'a pas voulu se maintenir dans sa dignité originelle, pas plus d'ailleurs que son compagnon. Dieu en effet l'avait formé à son image et à sa ressemblance : "Faisons l'homme, est-il dit, à notre image et à notre ressemblance", comme il a dit aussi : "Faisons-lui une aide", mais une fois créé, l'homme a perdu très vite ces deux avantages. Car il ne s'est pas maintenu à son image et à sa ressemblance - l'aurait-il pu, en s'abandonnant à un désir dénaturé, en succombant à la ruse, en ne maîtrisant pas le plaisir ? et l'image de Dieu en lui, bien contre son gré, lui fut désormais ravie.

Dieu le priva en effet d'une partie appréciable de sa puissance; cet être que tous redoutaient comme un maître, il en a fait, tel un serviteur ingrat qui a offensé son maître, un objet de mépris pour ses compagnons de servitude. Au commencement, à tous les animaux même il inspirait la crainte; car Dieu les avait tous amenés devant lui et aucun n'avait osé lui faire du mal ni l'attaquer, voyant resplendir en lui l'image de la royauté. Mais quand il eut, par la faute, obscurci ces traits, Dieu le déchut aussi de cette puissance.

Or, si l'homme ne commande plus à tous les êtres sur la terre, s'il en redoute même et craint quelques-uns, cela ne fait pas mentir la parole de Dieu, qui dit : "Et qu'ils aient pouvoir sur les animaux de la terre"; (Gen 1,26) car ce n'est pas la faute de celui qui l'a donné, mais de celui qui l'a reçu si l'homme a été amputé de ce pouvoir. II en est de même des pièges que les femmes tendent à leurs maris, ils n'ébranlent pas la vérité de cette parole : "Faisons à l'homme une aide semblable à lui." La femme a en effet été créée à cette fin, mais elle n'y est pas restée fidèle. D'un autre côté, on peut encore ajouter que l'aide dont elle fait montre concerne l'état de la vie présente, la procréation des enfants, le désir charnel; mais lorsqu'il n'est plus question de cette vie, de procréation ni de concupiscence, n'est-il pas vain, alors, de parler d'aide ? Capable d'assistance pour les choses les plus insignifiantes, la femme, quand sa contribution est sollicitée dans les grandes, loin d'être utile a son mari, l'emprisonne dans les soucis.

47. Et que répondrons-nous à Paul, objecte-t-on, quand il dit : "Que sais-tu en effet, femme, si tu sauveras ton mari ?" (1 Cor 7,15) et qu'il montre, en outre, que l'aide de la femme est nécessaire même dans les choses spirituelles. Moi aussi, j'en conviens; je ne lui retire pas absolument tout concours dans les choses spirituelles - à Dieu ne plaise - j'affirme seulement qu'elle le fournit non dans l'exercice du mariage, mais quand, tout en restant physiquement femme, elle dépasse sa nature pour s'élever à la vertu des hommes bienheureux. Ce n'est pas en soignant sa toilette, dans une vie de plaisirs, en réclamant à son mari toujours plus d'argent, en étant prodigue et dépensière qu'elle pourra le gagner; c'est lorsqu'elle se montrera au-dessus de toutes les contingences, en gravant en elle les traits de la vie des apôtres, en faisant preuve d'une grande modération, d'une grande modestie, d'un profond mépris de l'argent, d'une grande résignation qu'elle pourra le conquérir; quand elle dira : "Ayant nourriture et vêtement, nous nous en contenterons" (1 Tim 6), quand elle traduira en actes cette philosophie et que, se riant de la mort corporelle, elle regardera comme néant l'existence d'ici-bas, quand elle croira avec le prophète que toute la gloire de cette vie est comme l'herbe des champs.

Ce n'est pas en accomplissant, en tant qu'épouse, ses devoirs conjugaux qu'elle pourra sauver son mari, mais en pratiquant ouvertement la vie de l'Évangile; ce que beaucoup de femmes, au reste, ont réalisé même en dehors du mariage. Priscilla, par exemple, prit chez elle Apollos, est-il dit, et le guida tout au long du chemin de la vérité. Si cela n'est pas permis actuellement, il est possible, quand il s'agit d'épouses, de déployer le même zèle et d'en recueillir le même fruit. En effet, comme je viens de le dire, l'influence de la femme sur son mari ne vient pas de sa qualité d'épouse, car rien n'empêcherait alors la conversion de tous les maris de femmes croyantes, si vraiment la vie conjugale et commune produisait ce résultat. Mais il n'en est pas ainsi, non, pas du tout : faire preuve d'une grande philosophie, d'une grande patience, se moquer des embarras du mariage et se fixer continuellement cette conduite comme but, voilà ce qui peut assurer à son compagnon le salut de son âme, tandis que si elle persiste à réclamer ses droits d'épouse, loin de pouvoir lui être utile, elle ne peut que lui nuire. Et encore, même en ce cas, la chose est des plus difficiles, écoute plutôt ce que dit l'apôtre : "Car que sais-tu, femme, si tu sauveras ton mari ?" Nous avons coutume de poser une question sous cette forme quand il s'agit d'éventualités invraisemblables.

Que dit-il ensuite ? "Es-tu lié à une femme. Ne cherche pas à rompre ce lien; n'es-tu pas lié à une femme. Ne cherche pas de femmes." Tu vois comme il passe constamment d'une idée à son contraire, comme il mêle étroitement et à très peu de distance les deux exhortations. Si par exemple, dans ses propos sur le mariage, il a intercalé des remarques sur la continence, cherchant par là à stimuler son auditeur, ici, de même, il entremêle des réflexions sur le mariage pour lui permettre de souffler un peu. Son premier mot est pour la virginité, et, avant même d'en avoir rien dit, il se replie aussitôt sur le mariage. Car le mot : "Je n'ai pas d'ordre" est d'un homme qui autorise le mariage, qui l'admet. Puis, quand il en vient à la virginité et qu'il dit : "Je pense que cet état est bon", voyant que le mot de virginité continuellement répété choque assez rudement des oreilles délicates, il ne l'emploie pas sans arrêt et, quoiqu'il ait déjà donné par là une raison bien propre à encourager aux épreuves de la virginité - la nécessité présente - il n'ose pas néanmoins prononcer à nouveau le mot de virginité. Que dit-il ? "Il est bon pour l'homme d'être ainsi." Et il ne développe pas non plus sa pensée, il l'arrête court et l'interrompt avant qu'elle ne paraisse importune, puis se remet à parler du mariage : "Es-tu lié à une femme ? ne cherche pas à rompre ce lien." Évidemment, si ce n'était pas là son but, s'il ne se proposait pas ici d'encourager son auditeur, il serait superflu, en voulant conseiller la virginité, de philosopher sur le mariage. Et puis il retourne à la virginité, mais ici encore il ne l'appelle pas par son propre nom. Que dit-il ? "N'es-tu pas lié à une femme" ne cherche pas de femme.

Mais sois sans crainte : il ne dévoile pas le fond de sa pensée et ne légifère pas, car il ne tarde pas à revenir au mariage et dissipe notre appréhension par ces mots : "Si tu as pris femme tu n'as pas péché." Mais ici non plus ne perds point courage : il te ramène à la virginité, et c'est bien à cela que tendent ses propos, qui nous apprennent que les personnes engagées dans le mariage "ont beaucoup de tribulations dans leur chair". II en est comme pour les bons médecins, attentionnés pour leurs malades : quand ils ont un remède amer à administrer, une opération, une cautérisation à effectuer ou quelque autre chose de ce genre, ils n'exécutent pas d'un seul coup toute la besogne, mais accordent de temps en temps un répit au malade pour qu'il reprenne souffle, et ainsi font toujours passer ce qui reste; de la même façon, le bienheureux Paul ne débite pas ses conseils sur la virginité d'une seule traite, en bloc et d'affilée, non, il les coupe sans cesse de réflexions sur le mariage et, dissimulant ce que la virginité a de trop rebutant, il rend son exposé d'abord agréable et facile. Voilà la raison de cette mosaïque que forme l'alternance de ses propos.

Mais il est bon aussi d'examiner maintenant les expressions elles-mêmes : "Es-tu lié à une femme, ne cherche pas à rompre ce lien." Ce n'est pas tant un conseil, qu'un témoignage du caractère inviolable et indissoluble du lien conjugal. Pourquoi n'a-t-il pas dit : Tu as une femme ? Ne la délaisse pas, vis avec elle, ne t'en sépare pas, au lieu d'appeler l'union conjugale un lien ? Pour faire ressortir le caractère astreignant de cette condition. Étant donné que tous courent au mariage comme à une partie de plaisir, Paul veut montrer que les gens mariés ressemblent en tous points à des prisonniers enchaînés. Dans le mariage aussi, lorsque l'un tire la chaîne, il faut que l'autre suive et, s'il rechigne, qu'il périsse avec son compagnon. - Mais alors, objecte-t-on, si mon mari est porté vers les choses de la terre, et si je veux, moi, être continente. Tu dois le suivre. Eh oui,même si tu ne le veux pas, la chaîne que t'impose le mariage t'entraîne et te tire vers celui auquel tu es rivé depuis le premier jour; si tu résistes et cherches à te détacher, non seulement tu ne te délivres pas de tes liens, mais tu t'exposes au plus rigoureux supplice.

48. Car la femme qui est continente contre le gré de son mari non seulement se voit privée des récompenses de la continence, mais est responsable de la conduite adultère de son mari et aura plus de comptes à en rendre que lui. Pourquoi ? parce que c'est elle qui l'a poussé vers le gouffre du dévergondage en le privant de l'union légitime. Si, même pour peu de temps, cette conduite n'est pas autorisée sans le consentement de son mari, quel pardon pourrait-elle attendre, la femme qui prive constamment son époux de cette consolation ? Ah ! que peut-on concevoir, dira-t-on, de plus écrasant que cette contrainte, que cet outrage. C'est aussi mon opinion : pourquoi, dans ces conditions, te soumets-tu à une telle contrainte. Ce raisonnement, ce n'est pas après le mariage, mais avant, qu'il fallait le tenir.

C'est pour cela que Paul évoque en second lieu la contrainte qu'impose le lien conjugal, et traite alors de l'absence de ce lien. A ces mots : "Es-tu lié à une femme, ne cherche pas à rompre ce lien", il ajoute : "N'es-tu pas lié à une femme, ne cherche pas de femme." Il agit de la sorte pour qu'on porte d'abord soigneusement son attention et sa réflexion sur la force du lien conjugal et qu'on accueille ainsi plus favorablement ses propos sur le célibat. "Mais si pourtant tu prends femme, dit-il, tu ne pèches pas, et si la vierge se marie, elle ne pèche pas." Voilà où aboutit cette belle vertu du mariage, à te soustraire à une accusation, non à te faire admirer. L'admiration s'adresse à la virginité, l'homme marié se contente d'apprendre qu'il n'a pas péché. Dans ces conditions, objecte-t-on, pourquoi m'exhorter à ne pas chercher de femme ? Parce qu'une fois dans les chaînes, on ne peut pas se détacher; parce que le mariage entraîne de nombreuses tribulations. C'est donc là le seul bénéfice, dis-moi, que nous vaudra la virginité, nous éviter les tribulations d'ici-bas ? Qui supportera de pratiquer la virginité pour aussi piètre récompense. Qui consentirait à se lancer dans un pareil combat, qui lui coûtera tant de sueurs, pour n'en retirer que cette compensation.

49. Comment tu m'invites à lutter contre les démons; car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, tu me pousses à tenir bon devant les furieuses ardeurs de la nature, tu m'exhortes, moi qui suis faite de chair et de sang, à pratiquer les vertus des puissances incorporelles, et tu ne me parles que des biens terrestres, tu nous promets que nous seront épargnées les tribulations du mariage. Pourquoi l'apôtre n'a-t-il pas dit : si la vierge se marie, elle ne pèche pas, mais elle se prive des couronnes réservées à la virginité, présents immenses et indicibles ? Pourquoi n'a-t-il pas fait connaître tous les biens qui les attendent pendant l'immortalité ? Comment, allant à la rencontre de l'époux, elles prennent les lampes, environnées de gloire et d'assurance pour pénétrer avec le Roi dans la chambre nuptiale ? Comment elles resplendissent au plus près de son trône et des appartements royaux ? Mais il ne fait pas la moindre allusion à tout cela, du début à la fin il ne parle que de l'exemption des misères humaines : "J'estime, dit-il, que cet état est bon"; et il néglige d'ajouter : à cause des biens à venir; mais il dit : "A cause de la nécessité présente." Et encore, après avoir déclaré : "Si la vierge se marie elle ne pèche pas", il se tait sur les présents célestes dont elle s'est privée : "De telles gens, dit-il, souffriront la tribulation dans leur chair."

Et il ne s'en tient pas là : jusqu'à la fin il procède de la même façon. Il ne recommande pas la virginité par la considération des récompenses futures, mais il a recours une fois encore au même motif: "Le temps qui reste est court", dit-il. Et au lieu de dire : je voudrais que vous resplendissiez comme des étoiles dans le ciel et que vous paraissiez plus éclatants que les gens mariés, il s'attache à nouveau aux choses de la terre et dit : "Je voudrais que vous fussiez sans inquiétudes". Procédé qu'on retrouve encore en un autre endroit : quand il parle de la patience dans l'épreuve, il s'engage dans la même ligne de conseils. Après avoir dit en effet : "Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s'il a soif, donne-lui à boires", (Rom 12,20) alors qu'il nous enjoint une telle conduite, qu'il nous ordonne de faire violence aux exigences de la nature et de lutter pour éteindre un foyer aussi intolérable, au chapitre des récompenses, pas un mot sur le ciel et sur les biens célestes : la récompense consiste dans le dommage subi par l'offenseur : "En agissant ainsi, dit-il, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête." (Pro 25,22).

Pourquoi recourir à ce genre d'encouragement ? Ce n'est pas erreur de sa part, ce n'est pas non plus qu'il ignore la manière de se concilier et de convaincre un auditeur, mais c'est précisément parce qu'il possède plus que personne cette faculté, je veux dire la faculté de convaincre. La preuve : ses propres paroles. Mais encore ? comment cela ? Il s'adressait aux Corinthiens - nous parlerons d'abord des propos qu'il a tenus sur la virginité - aux Corinthiens, dis-je, chez qui il jugeait bon de ne rien savoir sinon Jésus Christ et Jésus Christ crucifié, auxquels il n'avait pu s'adresser comme à des êtres spirituels et qu'il abreuvait encore de lait parce qu'ils étaient des charnels, auxquels encore, lorsqu'il écrivait ces mots, il faisait ces reproches : "Je vous ai donné du lait à boire, non de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas encore la supporter et vous ne le pouvez pas même à présent : vous êtes encore charnels et vous marchez selon l'homme." (1 Cor 3,2). Voilà pourquoi il invoque les choses terrestres, visibles et perceptibles, pour les entraîner à la virginité et les détourner du mariage. Il savait très bien en effet que de pauvres hommes rampant sur le sol et encore penchés vers la terre, il aurait plus de chance de les ébranler, de les entraîner, en leur parlant d'objets terrestres. Pourquoi, en effet, je te prie, tant d'hommes encore rustauds et grossiers n'hésitent-ils pas, dans les petites comme dans les grandes choses, à jurer par le nom de Dieu et même à se parjurer, alors qu'ils ne se décideraient au grand jamais à jurer sur la tête de leurs enfants ? Or le parjure et le châtiment sont beaucoup plus graves dans le premier cas, et pourtant le second serment les fait hésiter plus que le premier.

Et encore, quand il s'agit de secourir les pauvres, les paroles sur le royaume des cieux, bien que souvent renouvelées, ne stimulent pas les auditeurs comme l'espoir d'un avantage dans cette vie pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. En tout cas, le moment où les hommes se montrent le plus empressés pour ce genre de secours est lorsqu'ils relèvent d'une longue maladie, qu'ils viennent d'échapper à un danger, d'obtenir une haute charge ou une magistrature; en un mot, on peut constater que la plupart des hommes se laissent surtout influencer par ce qu'ils ont à leurs pieds. Dans la prospérité ils en sont davantage stimulés et dans l'adversité en éprouvent plus d'effroi, parce qu'ils y sont plus immédiatement sensibles. C'est pour cela que l'apôtre parlait en ces termes aux Corinthiens, et qu'il avait recours à la considération des choses présentes pour entraîner les Romains à la patience dans l'épreuve.

Une âme faible, en effet, victime d'une offense, ne renonce pas aussi facilement au venin de sa colère lorsqu'on lui parle du royaume des cieux et qu'on lui offre des espérances à long terme, que lorsqu'elle s'attend à tirer vengeance de l'offenseur. Aussi, pour arracher jusqu'à la racine le souvenir des injures, pour réduire à néant le ressentiment, Paul propose ce qui était le plus apte à réconforter la victime, non qu'il veuille la priver des honneurs qui l'attendent dans l'autre vie, mais il se hâte de l'amener, par n'importe quel moyen, dans la voie de la sagesse et d'ouvrir devant elle les portes de la réconciliation. Car ce qui coûte le plus, dans un acte de vertu, c'est le premier pas; une fois qu'on s'est mis en marche, la difficulté n'est plus aussi grande.

Et pourtant notre Seigneur Jésus Christ ne procède pas de cette manière, qu'il traite de la virginité ou de la patience dans l'épreuve. Là, il propose le céleste royaume : "Car il y a des eunuques qui se sont faits eunuques eux-mêmes à cause du royaume des Cieux"; mais quand il invite à prier pour ses ennemis, il ne dit rien du dommage qu'éprouveront les coupables, il ne fait pas mention des "charbons de feu"; il laisse tous ces propos à l'adresse des êtres pusillanimes et misérables; lui, il invoque de plus hautes considérations pour entraîner ses disciples. Lesquelles ? "Pour que vous deveniez, dit-il, semblables à votre Père qui est dans les Cieux." (Mt 5,45). Considère l'ampleur de la récompense : ses auditeurs en effet étaient Pierre, Jacques et Jean, et tout le collège des apôtres ! Voilà pourquoi il les sollicitait par l'attrait des récompenses spirituelles. Paul, lui aussi, eût fait de même s'il s'était adressé à de semblables auditeurs, mais comme il parlait à des Corinthiens, plus éloignés de la perfection, il leur accorde tout de suite les fruits de leurs labeurs, pour qu'ils se mettent avec plus de coeur à la pratique de la vertu.

C'est aussi pour cette raison que Dieu, négligeant de promettre aux Juifs le royaume des cieux, leur accordait la grâce des biens temporels; et, pour prix de leurs mauvaises actions, il les menaçait non de la géhenne, mais des calamités du temps présent, pestes, famines, maladies, guerres, captivité et tous autres malheurs de ce genre. Car pour les hommes charnels, c'est un meilleur frein, une crainte plus efficace; ce qui échappe aux regards, ce qui n'est pas à portée de la main, ils en tiennent moins compte. Voilà pourquoi Paul lui aussi insiste davantage sur les arguments les plus susceptibles de toucher leur lourdeur. En outre, il voulait montrer que, parmi toutes les vertus, certaines nous imposent ici-bas des labeurs innombrables et nous réservent tous leurs fruits pour la vie future; tandis que la virginité, dans le temps même où nous la pratiquons, nous procure des compensations appréciables, puisqu'elle nous délivre de tant de labeurs et de soucis. De plus, il nous ménage encore un troisième enseignement. Lequel ? Il ne faut pas croire cette vertu inaccessible, mais facile entre toutes; ce qu'il fait en nous montrant que le mariage comporte sans comparaison plus de désagréments; c'est comme s'il disait à son interlocuteur : cet état te paraît fâcheux et pénible ? En vérité, voici précisément la raison pour laquelle, à mon sens, je prétends qu'il faut l'embrasser : telle est sa facilité qu'il nous procure des ennuis moins graves, et de beaucoup, que le mariage. C'est parce que je cherche à vous épargner, dit-il en effet, pour vous éviter les tribulations, que je voudrais vous voir renoncer au mariage.

Mais quelles tribulations ? me dira-t-on peut-être; bien au contraire nous trouverons dans le mariage beaucoup de douceurs et de bien-être. D'abord, pouvoir en toute liberté assouvir son désir, sans avoir à résister aux furieux assauts de la nature, contribue sérieusement à faciliter l'existence. Et puis, la vie s'écoule désormais à l'abri de la tristesse et du chagrin desséchant, débordant de bonne humeur, de rire et de joie. Table somptueuse, vêtements moelleux, couche plus moelleuse encore, bains à n'en plus finir, parfums, vin de la qualité du parfum, mille formes diverses de dépense, voilà les services qu'ils prodiguent au corps pour lui procurer mille jouissances.

50. En premier lieu, ces avantages ne sont pas accordés au mariage : il nous procure la liberté de l'union charnelle seulement, mais non pas celle d'une vie de plaisirs, en général. Le bienheureux Paul l'atteste, quand il dit : "La femme qui vit dans les plaisirs est déjà morte." (1 Tim 5,6). Si ces paroles s'adressent aux veuves, écoute-le aussi parler des personnes mariées : "Pour les femmes pareillement, je les veux en tenue décente, se parant avec pudeur et modestie, non avec des torsades, de l'or, des perles, des vêtements coûteux, mais avec leurs bonnes actions, comme il convient à des femmes qui font profession de servir Dieu." (1 Tim 2,9-10). Et ce n'est pas seulement en cet endroit, ailleurs encore on peut le voir s'étendre longuement sur la nécessité pour nous de nous désintéresser totalement de ces choses.

"Ayant nourriture et vêtements, dit-il, nous nous en contenterons; car ceux qui veulent s'enrichir tombent dans des convoitises insensées et pernicieuses qui plongent les hommes dans la ruine et dans la perdition." Et pourquoi citer Paul, qui s'exprimait ainsi à une époque de haute philosophie, où abondait la grâce de l'Esprit ? Le prophète Amos, lui, quand il s'adressait aux Juifs encore dans l'enfance, en un temps où la vie de plaisirs était autorisée, le luxe et à vrai dire toutes les superfluités de la vie, écoute avec quelle rigueur il gourmande les hommes attachés à la vie de plaisirs : "Malheur à ceux qui marchent vers le jour du malheur, qui fréquentent et célèbrent de faux sabbats, qui sont couchés sur des lits d'ivoire, vautrés sur leurs divans; à ceux qui mangent les agneaux de leurs troupeaux et les veaux allaités dans leurs étables, qui applaudissent au son des harpes, à ceux qui boivent un vin purifié et se frottent avec des parfums de choix. Ils s'imaginent ces biens stables et non passagers." (Am 6-7).

51. Comme je le disais donc : en premier lieu, il n'était pas permis de mener une vie de plaisirs; d'autre part, alors même que rien de tout cela n'eût été défendu, que tout eût été autorisé, le mariage présente en contrepartie autant de sources de tristesse et de douleur; ou plutôt elles sont tellement plus nombreuses et plus graves que nous ne retirons pas la moindre sensation de ces avantages et que le plaisir qu'ils promettaient brille par son absence.

52. Supposons, en effet, veux-tu, un mari naturellement jaloux, ou encore ayant contracté ce mal pour un motif sans fondement : que pourrait-on concevoir de plus pitoyable qu'une telle âme ? Quelle guerre, quelle tempête comparer à une telle maison pour trouver l'image exacte ? partout la douleur, partout les soupçons, la discorde, le désordre. L'homme frappé de cette folie n'est guère mieux partagé que les démoniaques ou les malades mentaux, tant il ne cesse de gesticuler, de bondir, de déverser sa hargne sur tout le monde, de déchaîner toujours sa colère contre ceux qu'il a sous la main, même s'ils n'y sont pour rien : serviteur, fils ou n'importe qui d'autre. Le plaisir s'en est allé, ce n'est que tristesse, affliction, humeur morose. Qu'il reste chez lui, qu'il se rende sur l'agora, qu'il entreprenne un voyage, partout il fait renaître ce mal, plus redoutable que toute mort, qui aiguillonne et irrite son âme, sans lui accorder de répit. Car cette maladie n'enfante pas seulement le chagrin, mais encore, d'ordinaire, un ressentiment intolérable. Chacun de ces maux par lui-même suffirait à perdre sa victime; quand ils se réunissent tous pour l'assiéger, qu'ils le harcèlent sans relâche, sans le laisser respirer un seul instant, combien de morts seraient plus terribles ? Qu'on parle de la plus extrême pauvreté, d'une maladie incurable, du feu, du fer, on n'exprimera rien d'équivalent : ceux-là seuls qui en ont fait l'expérience le savent bien; aucun discours ne pourrait traduire l'extraordinaire gravité de ce fléau. Quand une femme qu'on chérit par-dessus tout, pour laquelle avec joie on donnerait jusqu'à sa vie, quand on est contraint de la suspecter sans cesse, est-il chose au monde capable d'apporter un réconfort ?

Qu'il faille se livrer au sommeil, prendre nourriture ou boisson, le jaloux s'imaginera la table couverte de poisons mortels plutôt que de nourritures; sur sa couche, il ne cessera pas un moment de trembler, il s'agite et se retourne comme sur un lit de charbons ardents. Ni la société des amis, ni le souci de ses affaires, ni la crainte des dangers, ni le comble du plaisir, rien ne pourra le soustraire à pareil ouragan; avec plus de violence que toute joie, que toute peine, cette tempête prend possession de son âme.

Pour l'avoir bien observé, Salomon disait : "La jalousie est cruelle comme la mort", (Can 8,6) et puis encore : "La colère pleine de jalousie de son mari ne l'épargnera pas au jour du Jugement; aucune compensation ne le fera renoncer à sa haine et le nombre des présents ne pourra non plus l'apaiser". (Pro 6,35-36).Telle est la rage où se porte cette maladie que même le châtiment du coupable ne parvient pas à dissiper la douleur. Beaucoup de maris, bien souvent, ont supprimé l'homme adultère sans avoir la force de supprimer leur ressentiment et leur chagrin. Il en est même qui, après avoir tué leur femme, ont conservé intact, avivé même, le foyer qui les consumait. Et le mari vit en compagnie de tous ces maux, même lorsqu'il n'y a rien de vrai; quant à cette malheureuse, cette infortunée, elle endure des tourments beaucoup plus pénibles que son mari. Quand celui qui devait être pour elle un réconfort dans toutes ses peines, dont elle aurait dû attendre l'assistance, quand elle le voit transformé en bête sauvage et devenu son pire ennemi, où pourra-t-elle désormais jeter ses regards ? Auprès de qui chercher asile ? Où trouver le remède à ses souffrances, puisque le port est fermé devant elle et semé d'innombrables écueils ?

Et dans ces circonstances, domestiques et servantes la traitent de façon plus outrageante que son mari. Ces gens-là sont toujours soupçonneux et ingrats, mais quand s'offre à eux l'occasion d'une plus grande licence, quand ils voient la discorde entre leurs maîtres, ils prennent dans le conflit qui les oppose un prétexte excellent pour donner libre cours à leur grossièreté naturelle. Il leur est alors possible en toute sécurité d'inventer et d'imaginer tout ce qu'ils veulent et, par leurs calomnies, de donner plus de consistance aux soupçons. Car l'âme une fois possédée par cette pernicieuse maladie est prompte à tout accepter, elle prête à tous la même oreille attentive, refuse de distinguer les sycophantes de ceux qui ne le sont pas, et même leur paraissent les plus dignes de foi ceux qui accroissent leurs soupçons, ceux qui s'ingénient à les dissiper. De la sorte, il ne lui reste plus qu'à craindre et qu'à trembler pareillement devant les gens de sa maison : ces vauriens d'esclaves et leurs femmes; elle n'a plus qu'à leur laisser la place qui lui revient et prendre la leur. Quand pourra-t-elle vivre sans larmes ? Quelle nuit ? Quel jour ? En quelle fête ? Quand cesseront les soupirs, les lamentations, les sanglots ? Menaces, insolences, insultes perpétuelles - soit de la part d'un mari à la blessure imaginaire, soit de la part de misérables serviteurs - surveillances, espionnages : partout la crainte et la terreur. Car ce ne sont pas seulement les entrées et sorties qui sont l'objet d'inquisition, mais encore les propos, les regards, les soupirs sont soumis à l'examen le plus attentif; nécessité pour elle ou bien de garder l'immobilité de la pierre, de tout endurer en silence, d'être toujours rivée à sa chambre, plus cruellement qu'un prisonnier. Ou alors, si elle veut ouvrir la bouche, se plaindre, sortir de chez elle, il lui faut rendre compte de tout, se justifier devant ces juges corrompus, je veux dire devant les servantes et la foule des domestiques.

Au milieu de ces misères, si tu le veux, place une fortune inouïe, une table somptueuse, des troupes de serviteurs, l'éclat du nom, l'étendue de la puissance, une réputation immense, le lustre des aïeux. N'omets absolument rien de ce qui passe pour rendre l'existence enviable, rassemble soigneusement tous ces avantages et compare-les à cette souffrance : tu ne verras même pas l'ombre du plaisir qu'ils promettent, il se sera évanoui comme s'éteint, naturellement, une petite étincelle tombée dans l'immense océan. Voilà ce qu'il en est quand le mari est jaloux, mais si jamais cette maladie se transmet à l'épouse - éventualité qui n'est pas rare - l'homme s'en trouvera mieux que la femme, mais c'est sur cette malheureuse que retombe encore la majeure partie de la souffrance. Car elle ne pourra disposer des mêmes armes contre l'objet de ses soupçons. Quel homme en effet acceptera, sur l'ordre de sa femme, de ne pas bouger de chez lui ? Quel est celui des domestiques qui aura l'audace d'espionner son maître sans être sur-le-champ jeté au cachot ? Elle ne pourra donc pas user de ce moyen pour se rassurer ni, bien sûr, exhaler sa colère verbalement : une fois peut-être ou deux le mari tolérera sa mauvaise humeur; mais si elle n'arrête pas de récriminer, il lui fera comprendre bien vite qu'il est préférable de supporter la situation et de dévorer son mal en silence. Et cela pour de simples soupçons; mais si d'aventure le mal est réel, personne ne pourra arracher la femme des mains du mari outragé; la loi venant à son aide, il traîne devant les tribunaux celle qu'il chérissait plus que tout au monde et la fait exécuter. Tandis que l'homme échappe au châtiment de la loi; c'est au jugement d'En-Haut, au jugement de Dieu, qu'il est réservé, mais c'est insuffisant pour réconforter cette malheureuse, qui devra endurer une mort lente et pitoyable, par les charmes ensorcelés, par les poisons que les femmes adultères savent préparer. Il en est qui n'ont même pas besoin de comploter contre leurs victimes, celles-ci les ont prévenues, emportées par la violence de leur désespoir. En sorte que, même si tous les hommes se précipitaient vers le mariage, les femmes ne devraient pas lui courir après; car elles ne peuvent prétendre que la tyrannie du désir chez elles est aussi grande et d'autre part elles récoltent la majeure partie des misères conjugales, comme nous l'avons précisément démontré.

Quoi ? me dira-t-on, ces ennuis sont-ils le lot de tous les mariages ? Du moins tous n'en sont pas exempts, tandis qu'ils sont à cent lieues, toujours, de la virginité. La femme mariée, même si elle ne tombe pas dans le malheur, éprouvera la crainte du malheur; car il est impossible qu'une femme qui va partager la vie d'un homme ne suppute et ne redoute tous les maux inhérents à la vie commune. La vierge, elle, est affranchie non seulement des misères du mariage mais aussi de l'appréhension. Cela n'est pas le lot de tous les mariages. Je ne le prétends pas non plus, mais à défaut de ce mal, il s'en trouve beaucoup d'autres et si l'on parvient à les éviter encore, il sera absolument impossible de les éviter tous. C'est comme pour les ronces qui s'accrochent aux vêtements quand on franchit les haies : appliquez-vous à en arracher une, d'autres plus nombreuses vous retiennent; il en est de même pour les ennuis du mariage : échappez à celui-ci, celui-là vous transperce, évitez l'un, vous bronchez sur cet autre. En bref, il n'est pas possible de trouver un mariage libre de tout désagrément.

53. Mais, veux-tu ? laissons maintenant de côté ses misères, considérons ce qui passe dans le mariage pour le comble de la félicité, ce que tant de gens très souvent - disons plutôt tout le monde - souhaitent d'obtenir et examinons de près la chose. De quoi s'agit-il ? De ceci : un homme pauvre, simple, modeste, épouse une femme issue d'une maison importante, puissante et très riche. Eh bien ! cette situation si enviable, nous allons voir qu'elle ne comporte pas moins de tribulations que celle, si détestable, définie plus haut. Les femmes en effet sont généralement orgueilleuses, et plus faibles que les hommes - aussi sont-elles plus facilement sujettes à ce défaut - mais dans le cas où elles disposent d'aliments nombreux à cet orgueil, plus rien n'est capable de les retenir. Comme une flamme qui s'empare d'un combustible, elles se montent le cou à un point inouï, renversent l'ordre des choses et mettent tout sens dessus dessous; car la femme ne laisse pas l'homme demeurer à sa place de tête de la famille, mais sous l'effet d'une présomption démenti elle, elle le repousse de ce rang et le relègue au sien, le rang de la subordination, devenant elle-même la tête et le chef. Quoi de pire que ce désordre ? Sans parler des reproches, des affronts, des vexations - ce qui est plus intolérable que tout !

54. Et si l'on me disait - pour ma part, je l'ai entendu dire bien souvent quand on parle de ce sujet : qu'elle soit riche seulement et qu'elle ait de la fortune. Je me fais fort de rabaisser et de rabattre sa présomption. Tenir ce langage, c'est ignorer d'abord que l'entreprise est des plus difficiles, et puis, serait-elle possible, qu'elle entraîne un grave préjudice : si la femme est soumise par contrainte, dans la peur et sous la violence, aux ordres de son mari, la situation en sera beaucoup plus pénible et désagréable que si elle exerce sur lui une complète autorité. Pourquoi cela ? parce que cette violence chasse toute affection et tout plaisir; or, quand il n'y a plus affection ni désir amoureux, mais à la place terreur et contrainte, que peut valoir désormais un tel mariage ?

55. Voilà quand la femme est fortunée, mais si d'aventure elle ne possède rien alors que le mari est riche, d'épouse elle devient servante, de femme libre, esclave; elle perd l'assurance qui convient à son rôle et son sort n'a rien à envier à celui des esclaves qu'on achète; son mari veut-il se livrer à la débauche, à l'intempérance, introduire dans le propre lit de sa femme une foule de courtisanes, force lui est de tout supporter avec le sourire, ou alors de quitter la maison. Et ce n'est pas là le plus terrible : avec un pareil mari, elle ne pourra plus donner un ordre librement aux domestiques et aux servantes, elle vit comme une intruse qui profite de ce qui ne lui appartient pas, son compagnon est un maître plutôt qu'un époux, aussi est-elle obligée de tout faire et de tout souffrir. Supposez maintenant qu'un homme veuille épouser une femme de condition équivalente, ici encore l'égalité est compromise par la loi de l'obéissance, bien que des conditions de fortune identiques invitent la femme à être l'égale de son mari. A quoi nous déterminer, vraiment, au milieu de toutes ces difficultés qui nous cernent ? Et ne m'oppose pas ces rarissimes mariages, trop faciles à compter, qui ont échappé à ces maux : car ce n'est pas d'après des exceptions, mais d'après leurs effets habituels qu'il faudrait définir les choses.

56. Dans la virginité, en effet, il est difficile, disons plutôt impossible, que se rencontrent ces ennuis; dans le mariage, il est difficile qu'ils ne se rencontrent pas. Et si, dans les unions considérées comme heureuses, se produisent tant de désagréments, tant de malheurs, que dire de ce qui passe sans conteste pour des misères ? La femme en effet a plus d'une mort à redouter, bien qu'elle ne doive mourir qu'une fois, plus d'une âme pour qui s'inquiéter, bien qu'elle n'en possède qu'une; elle tremble pour son mari, elle tremble pour ses enfants, elle tremble pour leur famille, femmes et enfants, et plus la racine a poussé de rejetons, plus s'accumulent les soucis; qu'à l'une ou l'autre de ces personnes arrive un malheur, perte d'argent, maladie, quelque accident fâcheux, le sort l'oblige à se désoler, à se lamenter tout autant que les victimes elles-mêmes. Si tous quittent ce monde avant elle, c'est une souffrance intolérable; et si les uns restent tandis que les autres sont ravis par une mort prématurée, elle ne saurait trouver, même en ce cas, une consolation sans mélange. Car les craintes continuelles qui ébranlent son âme pour les vivants ne le cèdent en rien à la peine éprouvée pour les disparus, disons même, pour étonnant que cela soit, elles sont plus pénibles. Car le temps adoucit le chagrin dont les morts sont la cause, mais nos soucis pour les vivants n'ont pas de cesse, la mort seule peut y mettre un terme. Et si nous ne suffisons pas à nos propres épreuves, quelle vie sera la nôtre, si nous devons pleurer sur les malheurs d'autrui ? Bien des femmes souvent, nées de parents illustres, élevées dans le plus grand luxe, se sont mariées à quelque puissant du monde, et soudain, avant qu'elles aient savouré ce bonheur, un danger fond sur elles, comme une tempête ou une bourrasque, et les voilà, elles aussi, submergées, livrées aux horreurs du naufrage; elles qui jouissaient de biens innombrables avant le mariage, le mariage les a plongées dans la dernière infortune. Mais ici encore, objecte-t-on, ces malheurs n'arrivent pas dans tous les mariages ni toujours. Du moins ils ne les épargnent pas tous - oui, moi aussi, je vais me répéter - certains en font directement l'expérience, quant à ceux qui peuvent y échapper, c'est par l'appréhension qu'ils les tourmentent. La vierge se trouve toujours placée au-dessus de l'expérience et de l'appréhension.

58. Au reste, veux-tu ? laissons cela de côté; venons-en à l'examen des ennuis inhérents au mariage et auxquels personne, bon gré mal gré, ne peut se soustraire. Quels sont ces ennuis ? Les douleurs de la gestation, de la naissance, les enfants. Mais plutôt reprenons les choses de plus haute informons-nous de ce qui précède le mariage - dans la mesure du possible, car pour le savoir avec exactitude, il faut y être passé ! Le temps des fiançailles est arrivé, et des soucis de toutes les couleurs se présentent aussitôt en rangs serrés : quel mari va-t-elle avoir ? Ne sera-t-il pas de basse naissance, de mauvaise réputation, suffisant, fourbe, hâbleur, effronté, jaloux, petit esprit, sot, méchant, brutal, efféminé ? Tout cela, bien sûr, n'échoit pas forcément à toutes les jeunes filles qui se marient, mais pour tout il leur faut se faire de l'inquiétude et du souci. Comme elle ignore encore quel mari le sort lui donnera, comme elle est encore dans l'incertitude sur ce qui l'attend, son âme s'alarme et frémit à tout sujet; pas une de ces éventualités qui ne se présente à sa pensée. Et si quelqu'un vient prétendre qu'elle peut tout aussi bien espérer le contraire et se trouver alors dans la joie, qu'il retienne bien ceci : l'espoir du bonheur ne nous réconforte jamais autant que la crainte du malheur ne nous afflige. L'espoir du bonheur ne procure de plaisir que s'il est sûr, pour le malheur un simple soupçon suffit pour jeter aussitôt dans l'âme le trouble et le désarroi.

C'est comme pour les esclaves : l'ignorance où ils sont des maîtres qu'ils vont avoir ne laisse à leur âme aucun instant de repos; ainsi pour les jeunes filles : leur âme, pendant tout le temps des fiançailles, ressemble à un navire ballotté dans la tempête, car chaque jour leur famille agrée et refuse tour à tour les prétendants. Le vainqueur de la veille, un autre prétendant l'évince le lendemain, et ce dernier, à son tour, un troisième l'élimine. Parfois même au seuil du mariage, l'époux qu'on attendait se voit éconduit les mains vides, et les parents remettent la jeune fille à un prétendant imprévu. Ce n'est pas seulement le lot des femmes, les hommes aussi éprouvent des soucis cruels : sur leur compte, en effet, il est possible de se renseigner, mais pour la femme, continuellement cloîtrée chez elle, quel moyen de s'informer de son caractère ou de son physique ? Et cela pendant le temps des fiançailles; mais quand le jour du mariage est arrivé, l'angoisse redouble, le plaisir s'efface devant la crainte; crainte qu'elle ne paraisse dès ce soir-là dépourvue d'attraits et bien au-dessous de ce qu'on avait espéré. Louanges au début, mépris plus tard, c'est supportable; mais si elle inspire la répulsion dès la ligne de départ, pour ainsi dire, quand donc pourra-t-elle à l'avenir inspirer de l'admiration.

Et ne me dis pas : Eh quoi ? si elle est belle fille ? Même ainsi, elle n'est pas à l'abri de cette inquiétude. Bien des femmes d'une remarquable beauté ne réussissent pas à captiver le coeur de leur mari, qui les abandonne pour se livrer à d'autres qui ne les valent pas, et de loin ! Et, cette inquiétude dissipée, une autre surgit aussitôt; sur les désagréments que cause le règlement de la dot - le beau-père qui s'exécute de mauvaise grâce, car pour lui c'est un dépôt à fonds perdus; le marié pressé d'entrer en possession de tout, mais honteux d'employer la contrainte pour se faire payer; la jeune femme humiliée par ce retard à s'acquitter et rougissant surtout devant son mari d'avoir pour père un mauvais débiteur, sur ces désagréments, je passe ici.

Cette inquiétude dissipée, donc, la crainte de la stérilité aussitôt pénètre en son coeur et aussi, inversement, celle d'une trop nombreuse progéniture; comme elle est dans l'incertitude encore à ce sujet, ces deux soucis contraires la bouleversent dès le début. Si très vite elle est enceinte, la joie se mêle encore de crainte. Rien dans le mariage n'est exempt de crainte : crainte qu'une fausse couche ne survienne, que l'enfant conçu ne meure et que la parturiente ne coure un danger mortel. Si d'autre part l'attente se prolonge, la femme n'ose plus ouvrir la bouche, comme si elle était maîtresse de son accouchement. Et au moment d'accoucher, les douleurs frappent et déchirent ce ventre depuis si longtemps à l'épreuve, douleurs capables à elles seules de rejeter dans l'ombre toutes les joies du mariage. Et d'autres inquiétudes se joignent à celles-ci pour la tourmenter : la malheureuse et l'infortunée jeune femme, quoique à ce point torturée par ces souffrances, éprouve une crainte non moins vive, celle de mettre au monde un être souffreteux et infirme au lieu d'un enfant bien conformé et sain, au lieu d'un garçon une fille. Cette angoisse en effet ne les tourmente pas moins à ce moment que les douleurs physiques; car ce ne sont pas seulement les choses dont elles sont responsables, mais celles où elles ne sont pour rien qui les font trembler, tout autant, devant leurs maris; négligeant de songer à leur propre sécurité, dans une situation aussi critique, elles appréhendent un événement qui n'ait pas l'approbation de leur époux. Et à peine l'enfant est-il venu au monde, à peine a-t-il poussé son premier cri, que d'autres soucis encore prennent le relais, car il s'agit de le conserver en vie et de l'élever.

S'il se trouve avoir une bonne nature, portée à la vertu, voilà de nouveau ses parents dans les transes : crainte que leur rejeton ne soit victime d'un malheur, d'une mort prématurée, qu'il ne se laisse entraîner à quelque vice. Car on ne passe pas seulement de la mauvaise à la bonne conduite, mais aussi de l'honnêteté à la malfaisance et à la méchanceté. Et si l'une de ces éventualités redoutées se réalise, c'est un coup plus accablant que s'il eût été porté dès le premier jour. Au reste, ne parlons plus de tout cela, ne reprochons rien au mariage : du moins ne pourrons-nous pas pour autant lui faire grâce d'un dernier grief. Lequel ? le sort qu'il réserve à l'homme bien portant n'est pas meilleur que celui du malade, il le plonge dans la même détresse que l'homme alité.

Faisons encore abstraction, veux-tu de tout cela; supposons l'impossible et accordons au mariage d'englober toutes les conditions du bonheur : nombreux et beaux enfants, de l'argent, une femme sage, belle, intelligente, une bonne entente, une longue vieillesse. Ajoutons aussi l'éclat de la race, l'étendue de la puissance, admettons que cette affection dont nous souffrons tous ne les importune pas : la crainte d'un revers de fortune; bannissons tout sujet de chagrin, toute occasion de souci et d'inquiétude; supposons qu'aucun autre motif, aucune mort prématurée ne vienne briser le lien du mariage, que tous même accueillent la mort le même jour, ou encore, ce qui passe pour être le comble de la félicité, que leurs enfants leur restent pour hériter, et qu'ils escortent à leur dernière demeure leurs père et mère ensemble après une longue vieillesse. Et pour quel résultat ? Quel profit retireront-ils d'un plaisir aussi complet, au moment de partir pour l'autre monde ? avoir laissé de nombreux enfants, avoir possédé une belle femme, au milieu du luxe et de tous les avantages énumérés à l'instant, être parvenu à une longue vieillesse, de quoi cela pourra-t-il nous servir en présence du tribunal, devant les choses éternelles et véritables ? De rien. Tout cela n'est-il pas une ombre et un songe.

Puisque dans les siècles qui nous attendent là-haut et qui n'ont point de terme, nous ne pourrons des biens de la terre retirer aucun profit ni bénéficier d'aucune consolation, il nous faut mettre sur le même plan de les avoir ou non possédés. Supposons en effet un homme qui, en l'espace de mille ans n'aurait été qu'une seule nuit visité par un songe agréable : nous ne lui reconnaîtrons aucun avantage sur celui qui n'a pas joui de cette vision. Et encore ces mots n'expriment-ils pas toute ma pensée, car s'il y a loin du songe à la réalité, il n'y a pas autant de la vie d'ici-bas à la vie d'en-haut, mais beaucoup plus encore. Et ce qu'est une seule nuit en mille années ne représente pas non plus le temps de la terre par rapport au temps à venir; là encore la différence est bien plus importante. Tel n'est pas le sort de la vierge : elle quitte ce monde largement pourvue. Mais plutôt reprenons les choses par le commencement.

59. La vierge n'est pas obligée de s'informer sur son époux et elle ne craint pas d'être abusée. C'est Dieu en effet, non un homme, c'est un Maître, non un compagnon d'esclavage. Voilà la différence entre les deux époux; considère aussi les conditions de leur union. Pas question d'esclaves, de plèthres de terrain, de tant et plus de talents d'or, non, mais les cieux et les biens célestes sont les présents de noces de cette fiancée. En outre, si la femme mariée redoute la mort entre autres raisons parce qu'elle la sépare de son compagnon, la vierge, elle, désire le trépas, la vie est un fardeau pour elle, tant elle a hâte de voir son Époux face à face et de jouir de cette gloire.

60. Et puis, la pauvreté de son état ne saurait, comme dans le mariage, lui être préjudiciable : au contraire, elle rend plus chère encore à son époux celle qui la supporte volontairement; ainsi pour sa bassesse d'origine, ainsi pour l'absence de beauté physique, et toute autre chose du même genre. Que dis-je ? même si elle n'est pas de condition libre, cela non plus ne compromet pas ses fiançailles; c'est assez de montrer la beauté de son âme et d'occuper le premier rang. Elle n'a pas ici à craindre la jalousie, elle n'a pas à souffrir les affres de l'envie pour une autre femme qui a épousé un homme plus brillant. Il n'y a pas d'époux semblable au sien, égal au sien, qui en approche même si peu que ce soit; dans le mariage au contraire, même si une femme a pour mari un homme extrêmement riche et très puissant, elle pourra toujours en trouver une autre mieux pourvue qu'elle.

Or il est sensiblement diminué, le plaisir que nous éprouvons à surpasser nos inférieurs, quand nous songeons à la supériorité de ceux qui nous dépassent, et la vie de bien-être que supposent objets en or, vêtements, bonne table et autres commodités, est bien propre à appâter une âme et à l'allécher. Et combien de femmes jouissent de ces avantages ? La plupart des hommes en effet passent leur vie dans la pauvreté, les misères et les épreuves. Si quelques femmes disposent de ces biens, elles sont rarissimes, on peut les compter sur les doigts, de plus, elles agissent contre la Volonté de Dieu. Car il n'est permis à personne de vivre au milieu de ces plaisirs, comme nous l'avons montré précédemment.

61. Au reste, supposons encore que cette vie de plaisirs soit permise et que ni le prophète ni Paul ne se soient déclarés contre les femmes fastueuses. Que gagnent-elles à cette masse de bijoux en or ? Rien, si ce n'est jalousie, préoccupation, crainte peu ordinaires. Car les soucis ne les tourmentent pas seulement lorsqu'elles les ont déposés dans le coffre, ni à la nuit tombée, mais lorsqu'elles en sont parées, en plein jour, elles éprouvent la même inquiétude, ou plutôt plus pénible encore. C'est en effet dans les établissements de bain et dans les églises qu'on trouve ces femmes qui font main basse sur de tels objets. Et souvent aussi, sans parler de ces malfaiteurs, il arrive que les personnes couvertes d'où résulte une plus grande défaite. L'or répandu sur les habits, les travaux variés qu'on exécute dans ce domaine, tous les autres ornements, font penser à un valeureux athlète, vigoureux et robuste qui repousserait un adversaire galeux, minable et crevant de faim ! De la même façon, dépréciant le visage de la femme qui en est couverte, ils concentrent sur eux tous les regards et ont pour résultat de la ridiculiser davantage, tandis qu'ils sont, eux, l'objet d'une admiration sans bornes.

62. Tels ne sont pas les ornements de la virginité; ils ne déparent pas celle qui en est couverte, car ils ne sont pas corporels mais tout spirituels. Ainsi, la femme est-elle sans grâces ? la virginité transforme soudain cette laideur en la vêtant d'une prodigieuse beauté. Est-elle dans sa fleur et son lustre la virginité en rehausse l'éclat. Car ce ne sont ni les pierreries, ni l'or, ni les étoffes somptueuses, ni les magnifiques broderies aux couleurs variées, ni aucun de ces biens périssables qui servent d'ornements aux âmes, mais à leur place les jeûnes, les saintes veilles, la douceur, la modération, la pauvreté, le courage, l'humilité, l'endurance en un mot le mépris de toutes les choses de ce monde.

63. Lorsque tu m'entends parler de larmes, ne te fais pas des idées noires; ces larmes comportent autant de plaisir que n'en peuvent procurer même les éclats de rire de ce monde. Si tu en doutes, écoute Luc racontant que les apôtres "battus de verges, se retirèrent de devant le Conseil le coeur joyeux"; et pourtant tel n'est pas l'effet naturel des verges qui, loin de causer plaisir et joie, produisent d'ordinaire douleur et souffrances. Mais ce que ne peuvent réaliser les verges, la foi dans le Christ le réalise : elle triomphe de la nature même des choses. Puisque les verges reçues pour le Christ étaient sources de plaisir, quoi d'étonnant si les larmes produisent le même effet, versées pour ce même Christ ? Voilà pourquoi ce qu'il avait appelé une voie étroite et resserrée, le Seigneur l'appelle maintenant joug agréable et fardeau léger

Par sa nature sans doute la virginité est un fardeau, mais la détermination de ceux qui la pratiquent et les biens qu'ils en espèrent lui communiquent une extrême légèreté. Ainsi l'on verra des hommes, qui à la voie large et spacieuse ont préféré la voie étroite et resserrée, y cheminer avec plus d'ardeur non parce qu'ils n'éprouvent point de tribulations, mais parce qu'ils s'élèvent au-dessus des tribulations et qu'ils n'en souffrent pas comme en souffrent d'ordinaire les autres hommes. Car ce genre de vie, sans doute, a lui aussi ses tribulations, mais quand nous les comparons à celles du mariage, elles n'en méritent même pas le nom.

65. Par exemple, dis-moi : pendant sa vie tout entière, la vierge endure-t-elle ce qu'endure à peu près chaque année la femme mariée, déchirée par les douleurs de la maternité et les gémissements ? Telle est en effet la tyrannie de cette souffrance que la divine Écriture, lorsqu'elle veut représenter la captivité, la famine, la peste, les maux intolérables, les désigne tous sous le nom de douleurs de l'enfantement. Du reste, c'est ce que Dieu a imposé à la femme comme châtiment et malédiction, non pas l'enfantement, bien sûr, mais l'enfantement dans ces conditions, accompagné d'épreuves et de douleurs : "C'est dans les souffrances, dit-il, que tu enfanteras." (Gen 3,16). Tandis que la vierge est placée au-dessus de ces douleurs et de cette malédiction : car celui qui a aboli la malédiction de la Loi a du même coup aboli cette dernière malédiction.

66. Mais circuler sur la place publique montée sur des mules est bien agréable. Ce n'est là que faste inutile, d'où tout plaisir est banni. De même que les ténèbres ne sont pas préférables à la lumière, ni la captivité à la liberté, ni des besoins nombreux à la suffisance, de même une femme non plus ne se trouvera pas mieux à ne pas se servir de ses pieds - sans parler des désagréments qui en découlent inévitablement. Ainsi, elle ne peut quitter sa maison quand elle le veut et bien souvent, malgré une raison sérieuse qui la presse de sortir, elle est contrainte de rester au logis, tout comme ces mendiants culs-de-jatte qui n'ont rien pour les porter. Si par hasard le mari a disposé des bêtes, ce sont brouille, querelle, longue bouderie. Et si elle-même, sans rien prévoir des conséquences, en a fait autant, parce qu'elle a négligé son mari, elle s'en prend à elle-même et se ronge à ressasser l'embarras dont elle est cause. Combien eût-il été préférable pour elle de se servir de ses pieds - c'est bien pour cela que Dieu nous les a donnés - et d'éviter ainsi tous ces fâcheux ennuis, au lieu de s'exposer par amour du luxe à tant de motifs inévitables de chagrin et de brouille. Car ce ne sont pas les seuls motifs qui retiennent les femmes à la maison : qu'il arrive aux deux bêtes ou à l'une des deux d'avoir mal aux pattes, le résultat est le même; et quand d'aventure on les a lâchées au pâturage - ce qui se produit tous les ans et pour plusieurs jours-la voilà de nouveau forcée de garder le logis, comme enchaînée, et elle ne peut sortir de sa demeure, même invitée par une nécessité pressante.

Et si l'on me représente qu'elle est ainsi délivrée de la foule des fâcheux et qu'elle n'a pas à subir, rougissante, les regards de chacune de ses connaissances, c'est méconnaître, à mon sens, ce qui préserve l'être féminin de la honte comme ce qui peut l'en couvrir; ce n'est pas de paraître en public ni de se cacher, mais d'un côté une impudence qui ne garde pas l'âme recueillie, et de l'autre la réserve et la pudeur. Voilà pourquoi bien des femmes qui ne sont pas astreintes à cette vie cloîtrée et circulent même sur l'agora au milieu de la foule, loin de soulever contre elles des détracteurs, suscitent beaucoup d'admiration pour leur réserve; à travers leur attitude, leur démarche, la grande simplicité de leurs vêtements, elles laissent briller l'éclatant rayon de leur sagesse intérieure. En revanche, un bon nombre de femmes qui restent chez elles se sont attiré une détestable réputation. Car une femme cloîtrée dans sa maison, plus facilement que celles qui se font voir, peut se montrer à qui voudra avec une effronterie et une impudence sans bornes.

67. Mais peut-être est-il agréable d'avoir une foule de servantes. Rien de pire que ce plaisir : autant de servantes, autant de soucis. Inévitable sujet de tourment et de chagrin, que la maladie ou la mort de chacune d'elles. Et encore, ces inconvénients sont-ils peut-être supportables, tout comme d'autres plus fâcheux encore - par exemple, la peine que la femme se donne chaque jour à réprimander la paresse, à réprimer la malfaisance, à apaiser les querelles, à corriger tous leurs autres vices; mais le plus pénible - et le cas se présente surtout quand cette sorte de domesticité est nombreuse - c'est lorsque dans la troupe de ces soubrettes, il s'en trouve une mignonne; dans le nombre, c'est inévitable, car les gens riches ne se mettent pas seulement en peine d'en avoir beaucoup, il faut encore qu'elles soient jolies. Lors donc qu'une d'entre elles se distingue parmi les autres, soit qu'elle ensorcelle le coeur de son maître, soit qu'elle ne puisse rien obtenir de plus que de l'admiration, la douleur est la même pour la maîtresse de maison, qui se voit préférer une autre sinon sur le plan de l'amour, du moins sur celui de la beauté et de l'admiration. Aussi, quand les avantages qui passent pour éclatants et enviables dans le mariage sont accompagnés de tant de tribulations, que dire de ses misères.

68. Tandis que la vierge n'a rien de pareil à supporter : point de trouble dans sa modeste demeure, tous cris sont bannis de sa présence; comme en un havre de paix le silence règne en son coeur, et plus parfaite encore que le silence, la sérénité dans son âme, car elle n'applique son activité à aucune chose humaine, mais ne cesse de s'entretenir avec Dieu, de fixer sur lui ses regards. Qui pourrait donner la mesure de ce plaisir ? Quel langage pourrait exprimer le bonheur dont jouit une âme ainsi disposée ? II n'en existe pas. Mais ceux-là seuls qui mettent dans le Seigneur leurs délices, connaissent la grandeur de ces délices et savent combien toute comparaison est impuissante à la traduire.

Cependant la vue d'une grosse somme d'argent exerce partout sur les yeux un puissant attrait. Comme il est préférable de contempler les cieux pour en recueillir un plaisir beaucoup plus grand. Autant l'or l'emporte sur l'étain et le plomb, autant le ciel l'emporte sur l'or, l'argent et toute autre matière, pour l'éclat et la splendeur. Cette contemplation est exempte de soucis, l'autre s'accompagne d'une profonde inquiétude, ce qui a toujours le plus fâcheux effet sur nos désirs. Mais tu ne veux pas regarder le ciel. Tu peux regarder l'argent exposé sur la place publique. "Je le dis à votre honte", (1 Cor 6,5) pour parler comme le bienheureux Paul, puisque vous poussez ainsi jusqu'à la démence l'amour de l'argent. Vraiment, je ne sais quel langage tenir : je me trouve ici dans un embarras extrême, car je ne peux comprendre comment presque tout le genre humain, quand s'offre à lui un bonheur dans la quiétude et le repos d'esprits, n'y voit pas même un plaisir, tandis qu'il fait consister dans le souci, les tiraillements et l'inquiétude son plaisir le plus grand !

Pourquoi l'argent étalé sur l'agora n'a-t-il pas à leurs yeux autant d'attrait que celui qu'ils ont à la maison ? Il a pourtant bien plus d'éclat et il libère notre âme de toute inquiétude. Parce que cet argent, direz-vous, n'est pas à moi, tandis que l'autre est à moi. C'est donc la cupidité qui produit le plaisir et non la nature de l'argent; car, en ce cas, tu devrais trouver dans l'autre argent un attrait identique. Tu allègues l'utilité, mais le verre est bien préférable et les riches eux-mêmes te le diraient qui, le plus souvent, font fabriquer leurs coupes en cette matière. Et si par hasard leur orgueil les oblige à employer aussi l'argent, ils font mettre d'abord le verre à l'intérieur et ne le recouvrent d'argent qu'extérieurement : preuve que le verre est beaucoup plus agréable et plus commode pour boire et que l'argent n'est qu'affaire de vanité et d'ostentation. Et puis, au fait, que signifie : c'est à moi, ce n'est pas à moi ? Quand j'examine avec attention ces expressions, je n'y découvre que de simples mots.

Que de gens, même pendant leur vie, ont vu l'argent qu'ils possédaient leur échapper des mains sans être capables de le retenir. Et ceux qui l'ont conservé jusqu'au bout, à l'heure de leur mort, bon gré mal gré, en ont perdu la jouissance. Ce n'est pas seulement à propos de l'or et de l'argent, mais à propos des bains, des jardins et de tout ce qu'il y a dans les maisons que l'expression : "C'est à moi, ce n'est pas à moi", peut n'apparaître qu'un simple mot. Car l'usage en est commun à tous et ce que leurs prétendus propriétaires ont de plus que les autres, ce sontŠ les soucis à leur sujet. Les uns se contentent d'en jouir, les autres, avec tout le mal qu'ils se donnent, recueillent exactement le même résultat qu'obtiennent les premiers sans la moindre peine.

69. Est-on émerveillé devant les raffinements du plaisir ? par exemple, l'abondance des viandes coupées en morceaux, les assaisonnements recherchés, la profusion du vin, les inventions des maîtres d'hôtel, des pâtissiers et des cuisiniers, la foule des parasites et des convives ? Qu'on le sache bien : les riches ne s'en trouvent pas mieux que leurs cuisiniers. Ceux-ci craignent leurs maîtres, mais les maîtres, eux, craignent leurs invités, redoutant qu'ils n'aient quelque chose à reprendre dans ces festins préparés pour eux avec tant de peine et tant de frais. Jusqu'ici, leur condition est semblable à celle de leurs domestiques, mais sur un autre point ces derniers sont beaucoup mieux partagés; car eux, ils ne redoutent pas seulement la critique, mais l'envie. Combien de gens, souvent, à la suite de tels banquets, ont vu naître contre eux des jalousies qui n'ont eu de cesse qu'après avoir attiré sur leur tête le péril suprême ! Du moins est-il agréable de se livrer souvent à la bonne chère. Allons donc. Vraiment, quand les maux de tête, les dilatations d'estomac, les étouffements, les étourdissements, les vertiges, les troubles de la vue et autres affections plus anormales encore sont les fruits de cette vie de plaisirs, quelle satisfaction en retirerons-nous. Et si ces dérèglements et leurs conséquences se bornaient à ces ennuis d'un jour. En fait, les maladies les plus difficiles à guérir ont pour origine de tels festins : la goutte, la phtisie, l'épilepsie, la paralysie, les convulsions assiègent le corps jusqu'au dernier soupir. Pour contrebalancer tous ces maux, quelle satisfaction peut-on citer ? Et quelle vie de privation n'accepterait-on pas pour en être préservé ?

70. Mais ce n'est pas le cas de la frugalité; loin d'entraîner ces inconvénients, elle est principe de santé et de bonne condition physique; tu la trouveras préférable à la vie de plaisirs. D'abord parce qu'elle permet de se bien porter, de n'être importuné par aucun de ces maux dont chacun suffit à lui seul pour éteindre tout plaisir et pour l'anéantir jusqu'à la racine. Ensuite, à cause de la nourriture elle-même. Comment cela ? Parce que le plaisir a pour cause l'appétit, et l'appétit, ce ne sont ni la satiété ni le ventre plein, mais le besoin et la privation qui le créent. Cette privation, on ne la trouve pas dans ces festins de riches, mais elle est toujours à la table des pauvres, distillant sur les aliments, mieux que tous les maîtres d'hôtel et tous les cuisiniers, le miel d'une saveur exquise. Car les riches mangent sans avoir faim, boivent sans avoir soif et s'endorment avant de sentir sur eux l'impérieuse contrainte du sommeil. Les pauvres, eux, éprouvent tous ces besoins avant que d'y satisfaire, ce qui, plus que tout, augmente le plaisir qu'ils y prennent.

Pourquoi, je te prie, Salomon lui-même affirme-t-il la douceur du sommeil de son serviteur en ces termes : "Le sommeil est doux au serviteur, qu'il ait pris peu ou prou de nourriture." (Ec 5,11). Serait-ce à cause de la délicatesse de sa couche ? Et pourtant ils dorment le plus souvent à même le sol ou sur de la paille. Alors, est-ce à cause de sa liberté d'esprit ? Mais ils n'ont pas même le plus petit instant à leur disposition. Alors est-ce à cause de son existence facile ? Mais leur vie n'est qu'un tissu serré d'épreuves et de misères. Qu'est-ce donc qui leur rend lé sommeil si doux ? Les fatigues et le besoin qu'ils en éprouvaient avant de s'y livrer. Pour les riches, si la nuit ne vient les surprendre plongés dans l'ivresse, ils ne peuvent un seul instant fermer l'oeil, ils se retournent et s'agitent sans cesse, étendus sur leurs couches moelleuses.

71. Il serait aisé de faire ressortir d'une autre manière encore les désagréments d'une vie de plaisirs, ses conséquences, son indécence, en énumérant les maladies dont elle infecte l'âme, maladies beaucoup plus nombreuses et plus pénibles que celles du corps. Mollesse, lâcheté, insolence, suffisance, libertinage, violence, intempérance, irascibilité, cruauté, bassesse d'âme, cupidité, servilité, incapacité pour toutes les choses utiles et nécessaires, voilà son lot : résultats exactement contraires à ceux de la frugalité. Mais j'ai hâte d'en arriver maintenant à un autre point, aussi me bornerai-je à ajouter cette simple observation, avant de reprendre les paroles de l'apôtre. Si les choses qui passent pour enviables débordent à ce point de maux, si elles exposent l'âme et le corps à un tel déluge de maladies, que penser des vraies misères, par exemple, la crainte des magistrats, les mouvements populaires, les intrigues des sycophantes et des envieux - misères qui assiègent principalement les riches, et dont les femmes reçoivent nécessairement une part plus importante, parce qu'elles n'ont pas le courage de supporter ce genre de vicissitudes.

72. Et pourquoi parler des femmes. Les hommes eux-mêmes sont les proies malheureuses de ces misères. Quiconque pour vivre se contente de ce qu'il a, ne redoute aucun revers de fortune; mais celui qui s'épuise dans cette vie voluptueuse et débauchée, qu'il arrive une catastrophe, un coup du sort pour le précipiter dans l'indigence, et il sera mort avant de s'être accommodé de ce changement auquel il n'est ni préparé ni entraîné. Aussi le bienheureux Paul disait-il : "Ceux-là souffriront tribulations dans leur chair; et moi, je cherche à vous les épargner", puis il ajoute : "Le temps qui reste est court. (1 Cor 7,28-29).

73. Quel rapport avec le mariage ? m'objectera-t-on peut-être. Très étroit assurément. Car si le mariage ne dépasse pas les bornes de la vie présente, si, dans la vie future, on n'épouse ni on n'est épousé, si le temps présent touche à son terme et que le jour de la résurrection est à notre porte, ce n'est pas le temps de songer au mariage ni aux biens de ce monde, mais à notre indigence et à tous les autres éléments de sagesse qui nous seront utiles dans l'autre vie. Il en est comme de la jeune vierge : tant qu'elle reste au logis avec sa mère, elle s'intéresse vivement à toutes les choses de l'enfance, elle dépose son coffret dans la resserre, garde même par-devers elle la clé de ce qu'elle y a enfermé, en a l'entière jouissance et consacre à veiller sur ces babioles et amusettes autant de sollicitude qu'on en met à administrer de grandes maisons. Mais quand il lui faut se fiancer et que le temps du mariage l'oblige à quitter la maison paternelle, elle doit renoncer à ces vils et humbles objets pour s'inquiéter du gouvernement d'une maison, de biens et de domestiques nombreux, du soin d'un époux et de tous les autres soucis plus graves encore que ceux-là, si nombreux. Ainsi devons-nous procéder nous aussi : puisque nous parvenons à la maturité et à la vie qui convient à des hommes, nous devons abandonner tous les biens de la terre qui sont réellement des jouets d'enfants et tourner nos pensées vers le ciel, la splendeur et toute la gloire de l'existence céleste.

Car nous avons été unis, nous aussi, à un époux qui exige de nous un tel amour que nous sacrifions pour lui non seulement les choses de la terre, non seulement ces choses insignifiantes et sans valeur, mais notre vie elle-même, s'il est besoin. En conséquence, puisqu'il nous faut quitter ce séjour pour l'autre, affranchissons-nous de cette vaine préoccupation. Si nous devions échanger pour un palais une misérable demeure, nous ne serions pas en souci des bibelots d'argile et de bois, des meubles et des autres pauvres objets de la maison. Alors, ne nous inquiétons pas non plus aujourd'hui des choses de la terre : car le temps est venu qui nous appelle vers le ciel, selon le bienheureux Paul dans son Épître aux Romains : "Maintenant le salut est plus proche de nous que lorsque nous avons reçu la foi; la nuit est bien avancée et le jour est proche." (Rom 13,11-12). Et puis encore : "Le temps qui reste est court, que ceux qui ont une femme soient comme s'ils n'en avaient pas." (1 Cor 7,29).

Alors, à quoi bon le mariage, pour des gens qui ne doivent pas en profiter, qui se trouveront comme ceux qui n'ont pas de femme ? Oui, à quoi bon la fortune, à quoi bon les possessions, à quoi bon les biens de la vie, puisque l'usage en est désormais hors de saison et inopportun ? Si les accusés qui doivent comparaître devant un de nos tribunaux pour y rendre raison de leurs fautes, à l'approche du jour crucial, ne songent ni à leur femme ni même à la nourriture, à la boisson, à tout autre souci, mais n'ont en tête que leur défense, bien davantage encore nous, qui devons comparaître non devant un tribunal terrestre, mais devant le trône céleste pour y rendre compte de nos paroles, de nos actes et de nos pensées, devons-nous faire abstraction de tout, de la joie, du chagrin que nous causent les choses du monde et ne nous inquiéter que de ce jour redoutable. "Si quel qu'un vient à moi, dit le Seigneur, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Et quiconque ne porte pas sa croix et ne me suit pas, ne peut être mon disciple." (Lc 14,26-27).

Mais toi, tu restes là, occupé de la passion d'une femme, de rire, de mollesse, de luxe. "Le Seigneur est proche", et toi, c'est l'argent qui est l'objet de tes soucis et de ta sollicitude. "Le royaume des cieux est tout près, mais toi, tu ne rêves que maison, luxe et autres plaisirs. "Elle passe, la figure de ce monde." (1 Cor 7,31). Pourquoi donc te tourmenter des choses de ce monde qui ne restent pas, mais se dissipent, tandis que tu négliges celles qui restent et sont stables ? Il n'est plus question de mariage, de parturition, de plaisir, d'union charnelle, de profusion d'argent, de gestion de fortune, de nourriture ni de vêtements, de travaux des champs ni de navigation, de métiers ni de construction, de cités ni de maisons, mais d'un état nouveau, d'une existence nouvelle. Toutes ces choses très bientôt vont disparaître. Car c'est bien là le sens de la parole : "Elle passe, la figure de ce monde." Pourquoi donc, comme si nous devions pour tous les siècles rester sur cette terre, pourquoi manifester une telle hâte à nous inquiéter de ce dont il nous faudra, bien souvent, nous séparer avant le soir ? Pourquoi préférons-nous notre vie d'épreuves, quand le Christ nous appelle à une vie de loisirs ? "Je veux, dit-il en effet, que vous soyez exempts d'inquiétude; l'homme non marié s'inquiète des choses du Seigneur." (1 Cor 7,32).

74. Comment veux-tu que nous soyons exempts d'inquiétude, si tu nous imposes un autre souci ? Parce que ce n'est pas là un souci, de même que souffrir pour le Christ n'est pas souffrir; non que la nature des choses soit changée, mais la détermination de ceux qui supportent avec joie ces souffrances permet de triompher même de la nature. Se soucier de choses dont la jouissance sera brève, souvent même inexistante, mérite avec raison le nom d'inquiétude; mais celui qui doit recueillir de ses soucis des avantages qui les compensent largement, en toute logique, il serait juste, je pense, de le ranger parmi les gens exempts d'inquiétude. De plus, la différence entre ces deux formes d'inquiétude est telle que la seconde comparée à la première ne mérite même pas le nom d'inquiétude, tant elle est plus légère que l'autre et en tous points plus supportable. Tout cela, nous l'avons démontré précédemment : "L'homme non marié s'inquiète des choses du Seigneur, l'homme marié s'inquiète des choses du monde", (1 Cor 7,32) mais le monde passe et Dieu reste.

Cette raison n'est-elle point suffisante à elle seule pour prouver la haute valeur de la virginité ? Car la distance de Dieu au monde, c'est toute la supériorité de ce souci par rapport à l'autre. Comment peux-tu donc permettre le mariage, qui nous rive aux soucis et nous éloigne des choses spirituelles ? C'est bien pourquoi j'ai déclaré, dit l'apôtre : "Que ceux qui ont des femmes soient comme s'ils n'en avaient pas", que ceux qui déjà sont enchaînés ou qui vont l'être, par quelque autre moyen rendent leur lien plus lâche. Puisqu'il ne t'est plus possible, en effet, de le rompre une fois que tu en es chargé, rends-le plus supportable. Car nous pouvons, si nous le voulons, retrancher tout ce qui est superflu et ne pas ajouter aux soucis qui nous viennent de la nature du mariage, d'autres soucis encore plus grands causés par notre nonchalance.

75. Si l'on veut connaître plus clairement encore ce que veut dire "en ayant une femme, ne pas en avoir", que l'on songe à la vie de crucifiés de ceux qui n'en ont pas. Quelle est-elle donc, cette vie ? Ils ne sont pas obligés d'acheter une foule de servantes, des bijoux d'or et des colliers, des demeures luxueuses et vastes, tant et plus de plèthres de terrain; négligeant tous ces biens, ils n'ont souci que de leur unique vêtement et de leur nourriture. II est possible aussi à l'homme qui a une femme d'accéder à cette sagesse; car le mot cité plus haut : "Ne vous refusez pas l'un à l'autre", concerne les seuls rapports charnels. Sur ce point en effet, l'apôtre ordonne aux époux une obéissance réciproque et il ne permet à aucun d'eux d'être son propre maître; mais pour la pratique des autres règles de sagesse, relatives aux vêtements, au genre de vie, et tout le reste, aucun des époux n'a plus de compte à rendre à l'autre, il est permis aux maris, même contre la volonté de leur femme, de supprimer tout luxe, ainsi que la foule des tracas qui l'accompagnent. Et à la femme de son côté on ne peut pareillement imposer contre son gré les parures de la vaine gloire et les soucis superflus. Et c'est avec raison : car la concupiscence est un instinct naturel qui de ce fait a droit à une grande indulgence, et l'un des époux n'a pas pouvoir de frustrer l'autre contre son gré; tandis que le désir du luxe et des commodités superflues, des soucis inutiles, n'a pas une origine naturelle, mais est l'effet de la paresse et d'une grande présomption. C'est pourquoi l'apôtre ne contraint pas les époux à être mutuellement asservis en ce cas comme ils le sont dans l'autre.

Voici donc ce que signifie "en ayant une femme n'en pas avoir" : c'est refuser les soucis inutiles dont les caprices et la mollesse des femmes sont les causes, et n'agréer que le seul surcroît de souci que nous impose normalement la charge d'une seule âme, et encore, d'une âme qui se prononce pour une vie de sagesse et de simplicité. Que ce soit la pensée de l'apôtre, la suite le montre bien : "Que ceux qui pleurent soient comme s'ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent de leur fortune comme s'ils ne se réjouissaient pas". (ibid 30) Car ceux qui ne se réjouissent pas ne se préoccuperont pas non plus de leur fortune et ceux qui ne pleurent pas ne pourront ni souffrir de la pauvreté ni avoir en aversion la frugalité. Voilà ce que c'est que d'avoir une femme et n'en pas avoir, voilà ce que c'est qu'user du monde sans en abuser.

"L'homme marié s'inquiète des choses du monde". (ibid 33). Ainsi, puisque d'un côté comme de l'autre il est question d'inquiétude, mais ici vaine et inutile ou plutôt source d'affliction - car "ceux-là souffriront tribulations dans leur chair " - et là au contraire source de biens ineffables, pourquoi ne préférons-nous pas ce dernier souci, qui non seulement nous offre tant de magnifiques rémunérations, mais qui est, de nature, beaucoup plus léger que l'autre ? De quoi s'inquiète en effet la femme qui n'est pas mariée ? Est-ce d'argent, de domestiques, d'intendants, de propriétés, et autres choses ? A-t-elle à surveiller cuisiniers, tisserands, et tout le personnel domestique ? Fi donc ! Rien de cela n'effleure son esprit, elle n'a qu'un seul souci, édifier sa propre âme, décorer ce temple sacré non de torsades, d'or, de perles, de fards, de maquillages et autres incommodités et misères, mais de sainteté du corps et de l'esprit.

Tandis que "celle qui est mariée, dit l'apôtre, s'inquiète des moyens de plaire à son mari". Très habilement, il n'aborde pas l'examen des choses mêmes et il ne dit pas ce que les femmes, pour plaire à leurs maris, ont à souffrir dans leur corps et dans leur âme - ce corps qu'elles torturent, qu'elles ravalent, qu'elles tourmentent d'autres supplices encore; I'âme qu'elles ouvrent toute grande à la bassesse, à la flatterie, à l'hypocrisie, à la mesquinerie, aux soucis superflus et inutiles. D'un seul mot il a suggéré tout cela, laissant à la conscience de ses auditeurs le soin de l'approfondir; après avoir montré l'excellence de la virginité et l'avoir exaltée jusqu'au ciel même, il en revient à parler de la permission du mariage, redoutant toujours qu'on ne voie dans la virginité un précepte. Aussi ne s'est-il pas contenté des exhortations précédentes, mais après les mots "Je n'ai pas d'ordre du Seigneur", et "Si la vierge se marie elle ne pèche pas", il dit encore en cet endroit : "Ce n'est pas pour vous mettre la corde au cou." (1 Cor 7,25).

76. Sur ce point on aurait droit d'être embarrassé : comment, puisqu'il dit un peu plus haut de la virginité qu'elle affranchit de tous liens, qu'il déclare nous la conseiller dans notre intérêt, pour nous préserver des tribulations, pour que nous soyons sans inquiétude, puisqu'il cherche à nous épargner et que par tous ces motifs il nous montre comme elle est légère et facile à porter, comment peut-il prétendre ici : "Ce n'est pas pour vous mettre la corde au cou." Que veut-il dire ? Ce n'est pas la virginité qu'il appelle une corde - non, bien sûr - mais c'est de choisir ce bien sous la violence et la contrainte. Et c'est bien vrai : tout ce que l'on accepte sous la violence et à contrecoeur, quelle qu'en soit la légèreté, devient absolument intolérable et étouffe notre âme plus cruellement qu'un lacet. De là ces mots : "Ce n'est pas pour vous mettre la corde au cou", c'est-à-dire : tous les avantages de la virginité, je vous les ai énumérés et dévoilés, néanmoins, après tout cela, je vous laisse libres de choisir, je ne vous entraîne pas contre votre gré vers la vertu. Car mon intention, en vous donnant ces conseils, n'est pas de vous accabler; je veux éviter seulement que votre belle assiduité (auprès du Seigneur) n'ait à souffrir du contact des choses du monde.

Et remarque, là encore, je te prie, la sagacité de Paul, vois comme il joint de nouveau l'exhortation aux prières et sous la permission glisse le conseil. En disant : "Je ne vous contrains pas, je vous conseille", et en ajoutant : "Pour vous porter à ce qui est digne et vous rend assidus" (auprès du Seigneur), il montre ce qu'il y a d'admirable dans la virginité et le profit que nous en retirons pour notre vie selon Dieu. Car il est impossible à la femme embarrassée de soucis temporels et tiraillée de toutes parts d'être assidue (auprès du Seigneur) : toute son activité, tous ses loisirs, se partagent entre trop de choses, je veux dire son mari, le soin de sa maison et tout ce que, par ailleurs, le mariage entraîne d'ordinaire à sa suite.

77. Que dit-il là ? Quand la vierge est chargée, elle aussi, d'occupations et qu'elle a des soucis temporels - à Dieu ne plaise - il la soustrait donc au choeur des vierges ? C'est qu'il ne suffit pas de n'être point mariée pour être vierge, il faut encore la chasteté de l'âme; j'entends par chasteté non pas seulement d'être exempte d'un désir mauvais et honteux, de parures et de soins superflus, mais d'être pure aussi de tout souci temporel. Sans cela, à quoi bon la pureté du corps ? De même qu'il ne saurait y avoir chose plus honteuse qu'un soldat jetant ses armes pour passer son temps dans les cabarets, de même il n'y a pas non plus pire inconvenance que des vierges enchaînées dans les soucis temporels. Ainsi, les cinq jeunes filles avaient bien leurs lampes et elles avaient pratiqué la virginité, elles n'en retirèrent pourtant aucun avantage, la porte leur fut fermée, elles durent rester dehors et périrent. Oui, ce qui rend si belle la virginité, c'est qu'elle retranche toute occasion de vain souci et qu'elle offre un complet loisir pour s'occuper des oeuvres de Dieu; sinon, elle est au contraire de beaucoup inférieure au mariage, car elle couvre l'âme d'épines et étouffe la pure et céleste semence.

78. "Si quelqu'un, dit l'apôtre, croit manquer aux convenances à propos de sa fille vierge, en lui laissant passer l'âge, et s'il est obligatoire que les choses se fassent, qu'il agisse comme il l'entend, il ne pèche point, qu'on se marie." (1 Cor 7,3-6). Comment ? Qu'il agisse comme il l'entend, loin de corriger cette opinion fausse, tu autorises le mariage. Pourquoi n'avoir pas dit : s'il croit manquer aux convenances à propos de sa fille vierge, c'est un pauvre malheureux de juger blâmable un état aussi admirable. Pourquoi ne pas lui avoir conseillé de se défaire de ce préjugé et d'éloigner sa fille du mariage. Parce que, dit l'apôtre, de telles âmes appartenaient à des êtres très faibles et rampant sur la terre; avec de telles dispositions, il eût été impossible de les élever d'un seul coup à la doctrine de la virginité. Un homme assez passionné par les choses du monde, assez admirateur de la vie présente pour estimer digne de honte, après une telle exhortation, un état digne du ciel et proche de la condition des anges, comment aurait-il pu tolérer un conseil qui l'y engageait ? Est-il d'ailleurs surprenant que Paul ait agi de la sorte à propos d'une chose permise, lorsqu'il procède de la même façon pour un objet défendu et contraire à la loi ? Par exemple : établir une distinction entre les aliments, admettre les uns, rejeter les autres, était une faiblesse judaïque, et pourtant chez les Romains il y avait des fidèles atteints de cette faiblesse. Or, Paul non seulement ne les condamne pas rigoureusement, mais il fait mieux encore; négligeant les coupables, il critique ceux qui essayaient de les empêcher, disant : "Mais toi, pourquoi juges-tu ton frère" (Rom 19,10). Mais tout autre est sa manière quand il écrit aux Colossiens; avec une grande liberté il les reprend et leur fait la leçon en ces termes : "Que personne ne vous juge sur la nourriture et la boisson", et plus loin : "Si vous êtes morts avec le Christ aux éléments du monde, pourquoi, comme si vous viviez dans le monde, décrétez-vous : ne prends pas, ne goûte pas ! Tout cela se détruit par l'usage qu'on en fait." (Col 2,16).

Pourquoi cette façon de procéder ? C'est que les Colossiens étaient affermis dans la foi, alors que les Romains avaient encore besoin d'une très grande indulgence; l'apôtre attendait que la foi fût d'abord profondément implantée dans leurs âmes, de crainte qu'à chercher prématurément et trop vite à arracher l'ivraie, il n'arrachât en même temps jusqu'à la racine les plantes de la saine doctrine. Voilà pourquoi il ne veut ni les reprendre sévèrement, ni les laisser sans avertissement; il les réprimande certes, mais d'une manière voilée, à leur insu, sous le blâme dirigé tenir ce langage : car assurément, il n'est pas permis, même lorsqu'il y a contrainte, d'interdire à la jeune fille qui l'a décidé, de rester vierge; nous devons au contraire nous opposer généreusement à tout ce qui peut briser ce beau dessein; écoute en effet ce qu'en dit le Christ : "Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de Moi" : lorsque nous poursuivons une entreprise conforme aux Volontés de Dieu, tenons pour notre ennemi, notre adversaire, quiconque y met obstacle, qu'il soit notre père, notre mère ou toute autre personne. Paul cependant, parce qu'il avait encore à supporter l'imperfection de ses auditeurs, écrivait : "Celui qui s'est fermement résolu, sans contrainte. " Et il ne s'en tient pas là, quoique les expressions "sans contrainte" et ayant l'exercice de sa volonté soient synonymes. Mais par l'insistance du propos et les constantes concessions, il rassure l'esprit simple et médiocre, ajoutant même encore à tout cela une autre condition : "Celui qui a décidé dans son coeur." Car il ne suffit pas d'être libre, ce n'est pas assez pour être engagé; seuls le choix réfléchi et la décision peuvent faire la bonne action. Et puis, de crainte que sa grande indulgence ne te semble réduire à néant la distance qui sépare virginité et mariage, à nouveau il en indique la différence, timidement sans doute, mais il l'indique cependant en ces termes : "Ainsi, celui qui marie sa fille agit bien, celui qui ne la marie pas agit mieux." Mais ici, et pour le même motif encore, il ne révèle pas dans quelle mesure c'est mieux agir. Si tu désires le savoir, écoute les paroles du Christ : "On n'épouse pas, on n'est pas épousé, mais on est comme des anges dans le ciel." (Mt 22,30). Tu vois la distance qui les sépare, à quelle place la virginité élève d'un seul coup l'être mortel, la vraie virginité, s'entend.

79. En quoi, s'il te plaît, différaient-ils des anges, Élie, Élisée, Jean, ces authentiques amants de la virginité ? En rien, sinon par les seuls liens de leur condition mortelle. Qu'on examine bien les autres points, on ne trouvera pas ces prophètes moins bien partagés que les anges. Cela même qui paraît une infériorité contribue grandement à leur louange. Car habiter sur la terre, être soumis aux contraintes d'une nature mortelle, et avoir pu s'avancer à ce degré de vertu, songe à l'énergie, à la sagesse qu'il a fallu pour cela. Et qu'ils le doivent à la virginité, en voici la preuve : s'ils avaient eu femme et enfants, il ne leur eût pas été si facile d'habiter le désert, ils n'auraient pas fait fi d'une maison et des autres commodités de la vie. En réalité, parce qu'ils étaient affranchis de tous ces liens, ils vivaient sur la terre comme s'ils étaient dans les cieux, ils n'avaient nul besoin de murs, de plafond, de lit, de table et autres choses de cette espèce; leur toit, c'était le ciel, leur lit, la terre, leur table, le désert. Et ce qui paraît condamner les autres hommes à la famine, la stérilité du désert, était pour ces saints hommes source d'abondance. Ils n'avaient nul besoin ni de vignes, ni de pressoirs, ni de champs de blé ni de moissons. Mais sources, rivières, nappes d'eau leur fournissaient un breuvage suave et abondant; un ange dressait pour l'un d'eux une table étonnante, extraordinaire, plus grande que celles auxquelles les hommes sont accoutumés : "Ce pain unique, dit l'Écriture, te suffit pour te soutenir pendant quarante jours." (3 Roi 19,6-8). La grâce de l'Esprit apaisait souvent la faim de cet autre prophète, qui accomplissait ainsi des miracles, et pas seulement la sienne, mais par son intermédiaire celle de plusieurs autres. Et Jean, qui était plus qu'un prophète, le plus grand des enfants de la femme, n'eut pas besoin non plus de nourriture humaine; ce n'était ni le froment, ni le vin, ni l'huile, mais des sauterelles et du miel sauvage qui entretenaient sa vie corporelle. Voilà des anges sur la terre. Voilà la puissance de la virginité ! Ces êtres pétris de chair et de sang, marchant sur le sol, assujettis aux exigences de la nature mortelle, la virginité les rendait aptes à agir en toutes choses comme s'ils n'avaient point de corps, comme si déjà le ciel leur était échu, comme s'ils avaient déjà obtenu l'immortalité.

80. Tout était pour eux superfluité, non seulement les biens réellement superflus - plaisirs, richesse, puissance, gloire et toute la séquelle de ces chimères - mais ceux qui passent pour indispensables - maisons, villes et métiers. Voilà ce qu'il faut entendre par "ce qui est digne et rend assidu (auprès du Seigneur)", voilà ce qu'est la vertu de virginité. Chose admirable, certes, et digne de nombreuses couronnes, que de maîtriser la rage des passions, de réprimer la nature en folie; mais ce n'est chose réellement admirable que lorsqu'on y joint une pareille vie, tandis que réduite à elle-même, la virginité n'est que faiblesse et ne suffit pas pour sauver ceux qui la possèdent. Témoins toutes les femmes qui encore aujourd'hui pratiquent la virginité et qui sont aussi éloignées d'Élie, d'Elisée et de Jean que la terre l'est du ciel. De même, en effet, que si l'on retranche "ce qui est digne et rend assidu (auprès du Seigneur)", on enlève son nerf à la virginité, de même, lorsqu'on joint à sa possession une conduite parfaite, on détient la racine et la source des biens. Comme le fait pour la racine une terre grasse et fertile, une conduite parfaite sait nourrir les fruits de la virginité, ou plutôt une vie crucifiée est à la fois racine et fruit de la virginité. C'est elle qui frotte d'huile ces êtres généreux pour leur course admirable, coupant autour d'eux tous les liens et leur permettant de prendre d'un pied agile et léger, comme des êtres ailés, leur essor vers le ciel. Lorsqu'on n'a point d'épouse à entourer de soins, ni d'enfants à sa charge, le dénuement est très facile à supporter; or, le dénuement nous rapproche des cieux en nous délivrant non seulement des craintes, des soucis, des dangers, mais de toutes les autres contrariétés.

81. Celui qui n'a rien, comme s'il possédait tout, méprise tout; il agit avec une grande assurance vis-à-vis des magistrats, des princes, de celui même qui est ceint du diadème. Car celui qui méprise les richesses, poursuivant sa route, en viendra facilement à mépriser la mort. Bien au-dessus de ces considérations, à tous il parlera avec assurance, sans redouter ni craindre personne. Mais celui qui n'a que l'argent en tête n'est pas seulement l'esclave de cet argent, il l'est aussi de la gloire, de l'honneur, de la vie présente, en bref de toutes les choses humaines. Aussi Paul dénonce-t-il l'amour de l'argent comme "la racine de tous les maux". (cf 1 Tim 6,10). Or, cette racine, la virginité est à même de la dessécher et d'en implanter une autre en nous, la racine parfaite d'où germent tous les biens, liberté, assurance, courage, zèle de feu, amour ardent des choses du ciel, mépris de toutes les choses de la terre. C'est ainsi qu'on parvient à "ce qui est digne et rend assidu (auprès du Seigneur)".

82. Mais quel est le sage propos de la plupart des gens ? Le patriarche Abraham, dit-on, avait une femme, des enfants, de la fortune, des troupeaux de moutons et de boeufs; et malgré tout cela Jean le Baptiste, Jean l'Évangéliste, tous deux vierges, et Paul et Pierre qui brillèrent par leur continence, souhaitent de s'en aller dans le sein d'Abraham. Qui t'a raconté cela, mon cher ami ? Quel prophète ? Quel évangéliste ? Le Christ lui-même. Devant la grande foi du centurion, il disait : "Beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et prendront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob." (Mt 8,11). Et le riche ne voit-il pas Lazare partager alors la félicité du patriarche ? Et quel rapport y a-t-il avec Paul, quel rapport avec Pierre ? Quel rapport avec Jean ? Paul et Jean n'étaient pas Lazare, et cette "foule de ceux qui viennent de l'Orient et de l'Occident" ne formait pas le collège des apôtres. Aussi ton raisonnement est-il sans fondement et sans valeur.

Désires-tu connaître exactement les trophées réservés aux apôtres, écoute la parole de celui qui doit les leur distribuer : "Vous qui m'avez suivi, lorsque le Fils de l'homme siégera sur son trône de gloire, vous siégerez vous aussi sur douze trônes et vous jugerez les douze tribus d'Israël." (Mt 19,28). Il n'est nulle part question ici d'Abraham, ni de son fils, ni de son petit-fils ni du sein qui les accueillera, mais d'une dignité bien plus considérable, puisqu'ils siégeront sur leurs trônes pour juger les descendants de ces patriarches. La différence ne se borne pas à cela d'ailleurs : la récompense d'Abraham, beaucoup l'obtiendront. "Beaucoup viendront, dit le Christ, de l'Orient et de l'Occident et prendront place aux côtés d'Abraham, d'Isaac et de Jacob", mais sur ces trônes nul ne prendra place en dehors du choeur des saints apôtres.

Et après cela, dis-moi, vous me parlez encore de troupeaux de brebis et de boeufs, de mariage et d'enfants ? Eh quoi ?, me dira-t-on, si, parmi ceux qui ont pratiqué la virginité, beaucoup, après tant de sueurs, ne souhaitent d'en venir que l. Je vais vous dire, moi, quelque chose de plus grave : nombre de ceux qui ont pratiqué la virginité n'obtiendront même pas le sein d'Abraham ni même une récompense moindre, ils s'en iront dans la géhenne, ce que prouve bien l'exemple des vierges exclues de la chambre nuptiale. Est-ce alors, à ce compte, que le mariage vaut la virginité et même que celle-ci lui est inférieure ? Car l'exemple que tu invoques la rend inférieure : si Abraham, qui a été marié, jouit maintenant du repos et du bien-être tandis que ceux qui ont pratiqué la virginité sont dans la géhenne, c'est la seule conclusion que nous fasse supposer ton raisonnement. Mais non, pas du tout, pas du tout. Loin de lui être inférieure, la virginité est de beaucoup supérieure au mariage. Comment cela ? Parce que ce n'est pas au mariage qu'Abraham doit son sort, ce n'est pas la virginité qui a perdu ces malheureuses, ce sont les autres vertus morales du patriarche qui ont assuré sa gloire et c'est la vie par ailleurs perverse de ces vierges qui les a livrées au feu. Abraham, quoique vivant dans le mariage, s'est efforcé de cultiver les vertus de la virginité, je veux dire "ce qui est digne et rend assidu (auprès du Seigneur)", et ces vierges, bien qu'elles eussent choisi la virginité, sont tombées dans les tempêtes du siècle et les embarras du mariage. Eh bien ? qu'est-ce qui empêche, maintenant encore, un homme marié, avec des enfants, de la fortune, et tout le reste, de garder "ce qui rend assidu (auprès du Seigneur)" ? D'abord il n'y a personne aujourd'hui de comparable à Abraham, ni même qui en approche, si peu que ce soit. Plus que ceux qui pratiquent le dénuement, Abraham en effet a méprisé l'argent, tout riche qu'il fût, et marié, il maîtrisait aussi le plaisir mieux que les hommes voués à la virginité. Ces derniers en effet chaque jour sont embrasés par la concupiscence, mais il en avait, lui, si bien étouffé la flamme, il s'était si bien affranchi des liens de la convoitise que bien loin de toucher à sa concubine, il la chassa de sa maison pour prévenir toute occasion de querelle et de mésentente. De nos jours, il serait fort malaisé de trouver une telle conduite.

83. Et, outre cela, je répéterai encore ici ce que je disais en commençant : on ne réclame pas de nous la même mesure de vertu qu'on réclamait alors. Aujourd'hui, il est impossible d'être parfait sans avoir vendu tous ses biens, sans avoir renoncé à tout, je ne dis pas seulement à sa fortune, à sa maison, mais à sa propre vie. A cette époque, il n'y avait pas encore d'exemple d'une telle exigence morale. Alors, nous menons aujourd'hui une vie plus exigeante sur le plan moral que celle du patriarche ? Nous le devrions, certes, et c'est le précepte que nous avons reçu, mais nous ne le faisons pas, aussi restons-nous bien loin derrière ce juste; bien loin, car les épreuves qui nous sont proposées sont plus importantes, c'est l'évidence même. Voilà pourquoi l'Écriture, offrant Noé à notre admiration ne le fait pas franchement, elle y joint une nuance : "Noé, homme juste et parfait parmi les hommes de sa génération, fut agréable à Dieu." (Gen 6,9). Il n'était pas parfait tout court, mais eu égard à son temps. Car il y a plusieurs modes de perfection, définis selon la diversité des circonstances, et avec le temps, ce qui était parfait à une époque devient plus tard imparfait. Par exemple : autrefois, vivre selon la Loi était parfait : "Celui qui les mettra en pratique, est-il dit, vivra par elles". (Lev 18,5). Mais le Christ est venu et a montré que cette perfection était imparfaite : "Si votre justice ne surpasse celle des scribes et des Pharisiens, dit-il, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux". (Mt 5,20). En ces temps, seul l'homicide passait pour un crime, aujourd'hui la colère et les injures suffiraient pour nous livrer à la géhenne. En ces temps, l'adultère seul était châtié, maintenant même le regard coupable jeté sur une femme n'est pas soustrait au châtiment. En ces temps, le parjure seul procédait du Malin, maintenant le serment même en procède : "Ce qu'on y ajoute vient du Malin", est-il dit (Mt 5,37). On demandait simplement aux hommes de ce temps, de chérir ceux qui les aimaient, maintenant cet acte, grand et admirable, est si imparfait que son accomplissement ne nous donne rien de plus qu'aux publicains.

84. Pourquoi donc les mêmes actes de vertu ne valent-ils pas même récompense à nous et aux hommes de l'ancienne Loi ? Et pourquoi faut-il déployer une vertu plus grande si nous voulons être traités comme eux ? Parce que la grâce de l'Esprit s'est répandue aujourd'hui avec abondance, immense est le présent de la venue du Christ : des nourrissons que nous étions, il a fait des hommes achevés. Ainsi en est-il avec nos enfants : lorsqu'ils parviennent à l'adolescence, nous sommes plus exigeants pour leur bonne conduite, et les actes dont nous les félicitions auparavant dans leur première enfance, nous ne les admirons plus autant quand ils les accomplissent devenus hommes, nous réclamons de leur part d'autres témoignages bien plus sérieux; ainsi pour la nature humaine : Dieu ne lui demandait pas, dans les premiers temps, de grands actes de vertu, car elle était en bas âge. Mais quand elle eut entendu la voix des prophètes, des apôtres, et qu'elle eut été touchée par la grâce de l'Esprit, Dieu accrut l'importance des vertus qu'il lui demandait; - et avec raison, puisqu'il nous propose des récompenses plus belles et des trophées beaucoup plus glorieux aujourd'hui; ce n'est plus la terre ni les choses de la terre, mais le ciel et les biens dépassant l'entendement qui sont offerts à ceux qui les accomplissent.

Ne serait-ce pas absurde de persévérer dans la même puérilité, une fois devenus hommes ? En ces temps, la nature humaine était intérieurement déchirée, victime d'une guerre implacable. Paul, décrivant cet état, s'exprime ainsi : "J'aperçois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de mon entendement et qui me rend captif de la loi du péché qui réside dans mes membres." (Rom 7,23). Mais il n'en est pas ainsi maintenant : "Ce qui était impossible à la Loi, parce qu'elle était sans force à cause de la chair, Dieu, en envoyant son propre Fils revêtu d'une chair semblable à celle du péché et au sujet du péché a condamné le péché dans la chair." (Rom 8,3). Et rendant grâces au Seigneur de ce bienfait, Paul s'écriait : "Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? Grâces soient rendues à Dieu par Jésus Christ." (Rom 7,24).

Aussi, est-ce avec justice qu'on nous châtie parce que nous nous refusons, nous libres d'entraves, à courir aussi vite que les hommes chargés de liens; ou plutôt, même si nous pouvons courir aussi vite, nous ne sommes pas pour autant soustraits au châtiment. Car ceux qui jouissent d'une paix profonde doivent dresser des trophées beaucoup plus grands et éclatants que ceux qu'écrasent les fardeaux de la guerre. Si nous voulons nous consacrer sans relâche à l'argent, aux plaisirs, aux femmes et au soin des affaires quand serons-nous des hommes ? Quand vivrons-nous de l'Esprit ? Quand nous inquiéterons-nous des choses du Seigneur ? Lorsque nous aurons quitté cette terre ? Mais ce ne sera plus alors le temps des épreuves ni des combats, mais celui des couronnes et des châtiments. Alors, si une vierge n'a pas d'huile dans sa lampe, il sera pour elle impossible d'en emprunter à autrui, elle restera dehors. Et celui qui se présentera vêtu d'habits sordides ne pourra sortir pour changer de vêtements, il sera rejeté dans le feu de la géhenne. Et s'il appelle à son aide Abraham lui-même, cela ne lui servira de rien désormais. Car le grand jour arrivé, le tribunal dressé, le Juge sur son trône, le fleuve de feu roulant ses flots, l'examen de nos actions commencé, nous ne sommes plus autorisés à nous dépouiller de nos fautes, mais nous sommes, bon gré mal gré, entraînés vers le châtiment qu'elles méritent; non seulement personne, alors, ne pourra intercéder pour nous, mais se trouverait-il un être possédant l'assurance des grands hommes que nous admirons, serait-il Noé, Job, ou Daniel, supplierait-il pour ses enfants et pour ses filles, tout cela ne servira de rien. Immortel, désormais, sera le châtiment des pécheurs, tout comme la récompense des hommes vertueux. Ni l'un ni l'autre n'auront de terme, le Christ l'a déclaré, disant que si la vie est éternelle, le châtiment lui aussi sera éternel. Après avoir accueilli ceux qui sont à sa droite et condamné ceux qui sont à sa gauche, il ajoute : "Ils s'en iront, ceux-ci, au châtiment éternel et les justes à la vie éternelle." (Mt 25,46).

Aussi devons-nous ici-bas déployer tous nos efforts, celui qui a femme pour être comme s'il n'en avait pas, et celui qui effectivement n'en a pas pour pratiquer avec la virginité toutes les autres vertus, afin que nous n'ayons pas, au sortir de cette vie, à nous consumer en d'inutiles lamentations.